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Le CARGO relance la NOUVELLE IMPRIMERIE GOURMONTIENNE

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Il y avait eu, cinq ans après la mort de Remy de Gourmont, la création de l'IMPRIMERIE GOURMONTIENNE, par le fidèle frère Jean. Quelques amis de l'ours à écrire s'étaient groupés pour en permettre la parution ; citons : Henri de Régnier, Rachilde, Alfred Vallette, André Rouveyre, Louis Dumur, René Quinton, Jules de Gaultier, Octave Uzanne, Paul Fort, Marcel Coulon, le Dr Paul Voivenel, Francis de Miomandre, François Bernouard, Charles Regismanset, Natalie Clifford Barney, la Duchesse de Clermont-Tonnerre, Hélène Dufau, Henry de Groux, Paul-Napoléon Roinard, Édouard Champion, Lucien Corpechot, Georges Crès, Gustave-Louis Tautain, Charles Verrier, Edmond Barthélémy, Ad. Van Bever, Paul Léautaud, Charles-Théophile Féret, André-Ferdinand Hérold, Legrand-Chabrier, André Billy, Jean Lefranc, Henri et Jean de Gourmont. Son but ? "Recueillir la correspondance du maître, publier les inédits qu'il a laissés, les souvenirs de ceux qui l'ont connu, des études sur son œuvre et une bibliographie complète". Ce beau bulletin, élégamment imprimé sur les presses de François Bernouard, vécut dix livraisons jusqu'en 1925.

Il y eut, quatre-vingts ans plus tard, la création de laNOUVELLE IMPRIMERIE GOURMONTIENNE, bulletin de l'association des amis de Remy de Gourmont, dont la parution s'interrompit après son premier numéro, l'association entrant dans un long sommeil, alors que Christian Buat, de son côté, solitairement et obstinément, s'activait pour construire sur la toile l'un des sites les plus riches et les plus vivants consacrés à un auteur : le site des Amateurs de Remy de Gourmont. Il fallut que Vincent Gogibu, endossant le costume de prince charmant, vînt embrasser la belle association au bois dormant et l'éveillât de son souffle enthousiaste pour la rendre à l'actualité. Et la demoiselle sortit de son sommeil décennal, rajeunie. L'association des amis de Remy de Gourmont était devenue le CARGO (Cercle des Amateurs de Remy de GOURMONT). Et le CARGO devait naturellement relancer la NOUVELLE IMPRIMERIE GOURMONTIENNE...

C'est fait. Le n°2 vient de paraître, rhabillé d'une distinguée et sobre couverture ivoire, d'une élégance qui renoue avec l'esprit de l'aventure menée, en 1920, par les premiers fidèles de Remy de Gourmont. Le sommaire aussi témoigne de cet esprit gourmontien, présentant non seulement une diversité qui est à l'image de l'intelligence du "philosophe dansant", mais reprenant aussi, avec des emprunts assumés à l'organisation du Mercure de France, et le complétant, le cahier des charges établi par Jean de Gourmont. Car, en plus de donner des textes rares de l'auteur ("La plus belle bibliothèque du monde"), des études qui approfondissent nos connaissances sur son œuvre ("Bataille autour du latin de cuisine"), sa vie ("Lieux, artistes et écrivains de Normandie dans la Correspondance de Remy de Gourmont"), son influence ("Remy de Gourmont à l'étranger"), et nous familiarisent avec ses différents visages ("R'MY", "Le premier éditeur de Rémy de Gourmont", Gourmont vu par Jules Renard), les rédacteurs de la NIG se reconnaissent des ascendants majeurs auxquels ils se proposent aussi de rendre hommage - à l'ombre tutélaire de Remy : le trop oublié frère Jean, bien sûr, auquel la publication de la correspondance inédite et le récit de sa relation passionnelle avec Cécile Sauvage rendront un prénom ; et Karl D. Uitti, le pionnier des recherches gourmontiennes, auquel Thierry Gillyboeuf, qui l'a connu, dédie, en tête de numéro,  un émouvant éloge.

Ajoutons que le tirage est très-limité, à 50 exemplaires ; que les adhérents à jour de leur cotisation (voir ici) bénéficient d'un supplément bibliographique dont la première livraison liste chronologiquement les contributions nombreuses et polymorphes de Remy de Gourmont au Mercure de France de 1890 à 1895 ; que cette deuxième livraison compte 192 pages ; que le sommaire détaillé est visible sur le site des Amateurs et sur le blog des Petites Revues ; que son prix n'est que de 25 € ; et que vogue le CARGO...

A Bruno Leclercq

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La nouvelle est tombée en début de semaine dernière : Bruno Leclercq est mort. Il avait cinquante ans. Il me serait bien difficile de préciser ce que ma bibliothèque doit au libraire qui s'était spécialisé dans la fin de siècle - ou l'avant-siècle, pour reprendre l'expression mieux choisie d'Hubert Juin. Car je fus d'abord son client ; mais la gentillesse, la pudeur, la culture de Bruno vous incitaient naturellement à devenir mieux que cela. Je me souviens qu'il trouva mon premier autographe de Saint-Pol-Roux : son portrait photographique dédicacé à Alfred Vallette, celui-là même qui servit de modèle au masque réalisé par Vallotton pour l'ouvrage de Remy de Gourmont. Il me dégotta aussi plusieurs numéros de revues qui furent à la base de ma collection : six livraisons de l'Ermitage, une vingtaine de la Revue Blanche, une dizaine de Livrets du Mandarin, des numéros de La Plume, des Manuscrit Autographe, et combien d'autres. Et je ne parle pas des bouquins de Roinard, de Willy, de Lorrain, de Retté, de Vielé-Griffin, de Fontainas, etc., etc.

Puis il y eut Livrenblog qui nous rapprocha davantage encore. Parce que Les Féeries Intérieures devaient naître six mois après l'apparition du premier billet de Zeb - c'était le pseudonyme de Bruno - premier billet dont le titre annonçait l'éclectisme, l'exigence, l'extraordinaire culture que les 857 autres billets entoilés en quatre ans sur Livrenblog n'allaient cesser de manifester. Je dis "manifester" et non "illustrer" car il n'était pas question pour Bruno de se faire, par son site, de la réclame ou d'en remontrer aux autres. Il n'avait rien à vendre, rien à prouver. Il ne s'agissait que de partager ses découvertes, ses chines, son amour d'une littérature des marges qui n'est pas loin d'être la seule acceptable. Je me souviens qu'il accueillit avec enthousiasme, et son enthousiasme il le partageait, la naissance de mes blogs, celui-ci et cet autre, plus récent, consacré aux Petites Revues. Il fut d'ailleurs le seul à collaborer aux deux. De sa générosité, nous fûmes nombreux, sur la toile, et dans la vie, à en profiter, et les hommages se multiplient depuis une semaine, qui sont là pour en témoigner.

Géographiquement éloignés, je ne l'ai vu que deux fois, mais je conserve de ces deux rencontres un souvenir vif. Ce fut d'abord, en hiver, il y a cinq ans, près du Luxembourg où nous nous étions donnés rendez-vous. Je sortais d'une séance de travail chez Doucet. Il faisait nuit et froid. Nous nous sommes assis autour d'un café dans le premier bistrot et nous avons parlé plus d'une heure, tout naturellement. Puis, profitant d'un long week-end parisien, je l'ai revu en avril dernier avec quelques amis que j'avais souhaité réunir le temps d'une soirée. Je le revois, souriant comme sur la belle photo qu’Éric Dussert a publié en tête de l'émouvant billet qu'il lui a consacré sur son Alamblog. Nous nous sommes quittés vers minuit. Je ne pouvais imaginer alors que je ne le reverrai pas. Sa disparition crée un manque dans notre petite communauté. La toile, désormais, est trouée. Son absence me bouleverse et je pense à sa fille et aux siens. Et je pense aussi qu'il nous a laissé une œuvre formidable qui doit continuer à vivre, qu'il revient à ses amis de la faire vivre pour qu'on entende parler encore longtemps de Bruno Leclercq.

L'Académie Mallarmé à la libération - dernier (?) épisode de notre feuilleton

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Notre feuilleton, décidément, n'en finit plus de finir. Ce n'est pas moi qui le regretterai. L'histoire de l'Académie Mallarmé, ainsi, s'étoffe et le lecteur avisé, que la vie poétique du premier demi XXe siècle passionne, ne se plaindra pas de découvrir ces fragmentaires chroniques. L'article qu'on va lire a paru dans le Figaro - plus précisément dans les pages "littéraires" - du samedi 2 septembre 1944, sous le bel hommage que Charles Vildrac, membre de l'Académie, rendit au Magnifique et dont il nous faudra parler. Ce dernier était lui-même précédé du récit du drame par Divine. L'auteur, anonyme, revient sur l'activité d’Édouard Dujardin pendant l'occupation et sur ses relations compromettantes avec les autorités allemandes. J'ignore si le président de l'Académie Mallarmé fut inquiété à la libération et s'il dut rendre des comptes. Il mourra en 1949, à l'âge de 88 ans.
Fastes présidentiels
à l'Académie Mallarmé
Nous avons reçu l'adresse que voici :

Les membres soussignés de l'Académie Mallarmé présents à Paris qui, dès le premier jour de l'occupation, ont clairement compris que nulle haute inspiration n'était possible sous le régime de la servitude,
Rendent un hommage ému à la mémoire de Saint-Pol Roux, leur président, victime des envahisseurs;
et en plein accord avec tout le Peuple de France, proclament leur enthousiasme et leur reconnaissance envers tous ceux qui, au prix de leur sang, ramènent avec la Liberté tout ce qui donne sa valeur à la vie humaine et lui permet d'exprimer, par la Poésie, sa vérité la plus profonde.
Ils n'ont jamais oublié que Stéphane Mallarmé refusa toujours, après 1870, de franchir la frontière allemande.
MM. Henry CHARPENTIER, André FONTAINAS, Henri MONDOR, Paul VALERY, Charles VILDRAC, Gérard d'HOUVILLE, Léon-Paul FARGUE, Jean COCTEAU.
***
C'est M. Henry Charpentier, secrétaire général de cette Compagnie de poètes, qui a pris l'initiative d'une manifestation de sentiments aussi louables.

M. Charpentier, pourtant, ne satisfait pas complètement à notre attente. Il nous doit quelques nouvelles du président de l'Académie Mallarmé, M. Édouard Dujardin.

Durant l'occupation, l'Académie Mallarmé n'a été illustrée ni par un Valéry, obstinément silencieux et méprisant, ni par un Charles Vildrac, vrai combattant de la Résistance.

Dans les journaux allemands de Paris, on ne parlait de la jeune Académie qu'en association avec le nom de M. Édouard Dujardin, fleuron de l'Institut allemand et personnage choyé du Dr Karl Epting qui, ne réussissant pas toujours à rabattre les proies de son goût et de son choix, finissait par imiter le héron de notre La Fontaine.

Tandis que les Français payaient tribut, cet astucieux président qu'était et qu'est toujours M. Dujardin opérait des reprises. C'est assurément le seul titre de gloire que lui laissent les noires années.

En 1941, il se faisait offrir un magnifique banquet par l'occupant ! L'oiseau est de haut vol, M. Paul Fort apporta à cette fête solennelle des égarements de cœur que les années ne devaient pas décourager et, partant, la preuve que les poètes même authentiques ont parfois une vue plus charmante que droite de leurs devoirs.

L'intérêt très vif du trait que nous citons de l'activité de M. Édouard Dujardin réside en ceci : à la Présidence de son Académie ce banqueteur et commensal de l'occupant avait succédé à Saint-Pol Roux, le poète assassiné par un membre de la Wehrmacht...

Nous n'avons, bien sûr, rien à souffler à l'oreille de M. Henry Charpentier. Il est déjà si tard, si tard... Comment n'a-t-il pas deviné que, dans Paris libéré, une Académie ne saurait élever la voix sans avoir d'abord satisfait aux devoirs de l'hygiène ?

Saint-Pol-Roux et l'Ecole différenciatrice

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Dans un de ses articles retraçant ses "souvenirs du quartier latin" donnés au Matin, dont il était un collaborateur régulier, Jean Carrère (1868-1932) rappelle ce que fut "L’École différenciatrice", école largement parodique aux disciples bien turbulents, qui ne dura guère et ne laissa pas davantage de traces dans l'histoire littéraire. Comme nombre de jeunes hommes, aspirants-poètes, de l'époque, Carrère était animé d'un idéal social qui lui causa quelques bosses sur le sommet du crâne. Début juillet 1893, étudiant hantant le quartier Latin, il avait été agressé par quelques représentants de la maréchaussée fort peu enclins à tolérer le débraillé vestimentaire et idéologique. L'indignation, parmi les jeunes, fut grande, et dans l'après-midi du 7, les étudiants décidèrent de se réunir au café Voltaire ; la police intervint et empêcha la réunion. On se replia alors dans un café voisin, et on rédigea "une affiche invitant la jeunesse intellectuelle des écoles à protester contre ce nouvel acte brutal et provocateur de la police". Parmi les signataires, on releva particulièrement les noms de Gabriel Vicaire, Stuart Merrill, Ternaud, Fernand Clerget, Saint-Pol-Roux, Alfred Valette, etc. (D'après Le Matin du 8 juillet 1893). Voilà un nouveau signe de l'engagement idéologique et politique du Magnifique pour la liberté, qui le classe parmi les écrivains à la pointe du combat intellectuel. Voilà aussi qui nous renseigne sur les fréquentations de Saint-Pol-Roux. Dix-huit ans après son agression, Jean Carrère reviendra sur l'esprit qui animait les habitués du quartier Latin au début des années 1890, mais la violence policière disparaîtra au profit d'une compréhension bonne enfant et d'une fantaisie unanime. Abandonnons-lui la parole :
SOUVENIRS DU QUARTIER LATIN
L’École différenciatrice
Il y avait au café de la Source, dans les tables situées contre le mur, à droite de l'entrée, un groupe dont le noyau restait toujours le même et autour duquel évoluaient, un moment ou l'autre, la plupart des étudiants qui fréquentaient le boulevard Saint-Michel. Tout ce qui, bruyamment ou confusément, s'agitait, il y a huit ou dix ans, dans le cerveau de la jeunesse, trouvait en ce cénacle ouvert le plus retentissant écho.

Littérature, amour, politique, philosophie, peinture, économie, socialisme, danse et manille, tout s'y discutait avec le même entrain juvénile, et l'on y renouvelait la face du monde plus fréquemment que les consommations. Car on y était surtout riche d'espoirs. Volontiers, comme le "Client sérieux" de Courteline, on transformait le café en gloria, le gloria en rhum à l'eau, le rhum à l'eau en eau sucrée, et finalement l'eau sucrée en eau fraîche, ce qui permettait de boire tout un soir à peu de frais. Le patron, cependant, était l'ami de ces clients sonores qui répandaient de l'animation et du lustre ; et le garçon Auguste, préposé à ces tables, ayant fini par y acquérir les connaissances les plus variées, apportait parfois son avis dans les hautes questions sociales. Il était disciple de Zévaès, qui dirigeait, dans ce groupe, l'élément collectiviste.

La littérature y était plus féroce encore que la politique. Toutes les Écoles poétiques qui se disputaient le règne de l'avenir se jetaient à la tête hémistiches et assonances. Et comme les sociologues prenaient part aux discussions littéraires, les littérateurs aux joutes sociales, et que les étudiants des tables voisines venaient peu à peu se mêler aux querelles, il arrivait des soirs où les soucoupes allaient se croiser dans l'atmosphère batailleuse, quand tout à coup retentissait ce cri :

- Place à l’École différenciatrice ! Alors, comme par enchantement, les cris de colère finissaient en éclats de rire, les socialistes et les bourgeois, les symbolistes et les parnassiens s'offraient mutuellement des cigares, et le garçon Auguste, à sa grande surprise, s'entendait redemander des bocks.

Quelle était donc cette École différenciatrice ? Personne n'a jamais pu le dire ! Qui comprenait-elle ? Tout le monde ! Quel était son but ? Aucun ! Elle était née de l'éclat de rire d'une génération et mourut de sa dispersion naturelle. C'était une parodie joyeuse de nos propres manies, une folle échappée, consentie par nous tous, hors des groupements factices où nous avions tendance à nous enrégimenter. C'était la revanche de la bonne humeur contre la pose. Cela passa comme un tourbillon de gaieté, d'ironie sans fiel, de joyeuse truculence, et pendant cinq ans toute la rive gauche y fut entraînée.
*
*   *
Les inventeurs de cette nouvelle Basoche étaient une bande d'incorrigibles fantaisistes dont un seul eût suffi pour mettre la rive gauche en révolution.

Détail particulier : ils étaient tous, dans la journée, de déterminés travailleurs et on ne les voyait jamais que passé cinq heures. Mais à partir de ce moment, le boulevard Saint-Michel était leur empire. Toutes les sections du quartier étaient représentées dans l’École différenciatrice et, dès que les chefs entraient dans un café, on battait aux champs.

Il y avait Jean Dayros, dont le pseudonyme cachait un grave chef de bureau en un grave ministère, et qui, ayant remisé ses rapports, écrivait, à ses loisirs, un recueil d'inénarrables parodies sous le titre les Solitaires, Vers ; Charly, le populaire caricaturiste des pioupious, qui dirige aujourd'hui le journal la Baïonnette ; Gabriel de Lautrec, mélange curieux de rêveur et d'humouriste, auteur de tendres Poèmes en prose et inventeur, en même temps, du fameux "mètre en caoutchouc pour mesurer la constance des opinions politiques" ; Curnonski qui, en collaboration avec Toulet, a produit, depuis lors, ces deux piments aigus d'ironie parisienne le Bréviaire des Courtisanes et le Métier d'Amant ; Mougel qui, aux soirées de la Plume, prenait l'Académie pour cible devant Coppée et Claretie stupéfaits, et qui maintenant tient la férule de lecteur-secrétaire chez l'éditeur Simonis-Empis ; et bien d'autres encore.

Ces diables de corps ne pouvaient pas se trouver réunis dans un endroit public, sans qu'immédiatement la fantaisie la plus imprévue naquît de leur rencontre. Ils avaient surtout une façon de garder le sérieux au milieu des émotions ou des hilarités déchaînées qui donnait à leurs inventions un irrésistible comique.

C'était jeux quotidiens, pour eux, que d'arrêter la foule par des boniments de camelots ou des discours subitement improvisés.

Quelquefois, avec des poids en carton, ils imitaient les bateleurs de foires, et d'autres fois, surtout le dimanche, Dayros, simulant la folie, montait sur un banc et faisait, en termes échevelés, les plus anarchistes menaces aux bourgeois en ballade, qui ne savaient s'ils devaient rire ou s'effarer.

C'est eux qui eurent l'idée première des "chanteurs de rues".

Toute la bande s'était, un beau dimanche de carnaval, déguisée chez le peintre Benoît-Lévy. Les uns avaient mis des costumes bretons, d'autres des défroques moyen âge, d'autres des vestes de mousquetaires ; un sculpteur svelte s'était fourré dans la culotte du "chanteur florentin" ; et un carabin, fort buveur de bière, resplendissait sous les hardes de Falstaff. Guitares, mandolines, accordéons, trombones, clarinettes, serpents, ophicléides, plus une fanfare de mirlitons, tous les instruments les plus burlesques défilèrent, le matin, le long des terrasses du Boul' Mich', aux acclamations des étudiants déjà levés.

A la vérité, il y avait des voix admirables. Le sculpteur Jean Descamps, auteur actuel du buste de Paul de Kock, et un poète lyrique qui me défend de le nommer mêlaient deux timbres de baryton et de ténor comme M. Albert Carré lui-même n'en a pas dans son théâtre. Le reste de l’École différenciatrice reprenait en chœur, tant bien que mal, avec la foule, et les soupirs des mirlitons se mêlaient aux rugissements des trombones. Jean Dayros, qui faisait la quête, avait les poches de ses braies bas-bretonnes toutes retentissantes de billon.

Au milieu de la foule, déguisés en bourgeois, les poètes Stuart Merrill, Saint-Pol-Roux et d'autres amis de l’École faisaient l'office d'allumeurs :

- Comme ils chantent bien ! Quelle science ! Quelle voix ! Ce sont sûrement des chanteurs de l'Opéra dans la dèche !
 
Et ils jetaient des sous, tandis que s'apitoyait le peuple :
- Oh ! les pauvres gens ! c'est vrai qu'ils ont l'air comme il faut !

Pendant ce temps, Charly, qui suivait à l'écart, faisait le passant grincheux :

- Si ce n'est pas dégoûtant ! Des hommes jeunes et robustes ! S'ils ne feraient pas mieux d'aller aux colonies !

Quelques-uns lui donnaient raison. Mais la foule, en général, lui était hostile.

- Assez ! Assez ! lui criaient les amies attendries.

Et on le menaçait d'un mauvais parti. Impassible, il allait nous attendre ailleurs et recommençait.

Pourtant, ça faillit mal finir. Rue Saint-Jacques, un concierge ne voulut pas nous laisser chanter.

Cet homme, assurément, n'aimait pas la musique !

Et, comme Charly grognait toujours :

- Vous avez raison, dit-il, ce sont des "feignants". Que fait donc la police ?

La police, en effet, bonne enfant, comme presque toujours au quartier, semblait ne rien voir, et, parfois même, se berçait aux sentimentales mélodies.

Mais, cette fois, comme nous refusions de sortir et que la foule prenait parti contre le concierge :

- Allons ! allons ! en voilà assez ! Et d'abord, ousqu'elle est, votre plaque ?

- Monsieur l'agent, disait Dayros attendri, nous sommes de pauvres choristes de l'Opéra que M. Gailhard a refusé de payer ; et nous chantons pour nourrir nos pauvres familles !

- Oh ! ce M. Gailhard, gémissait la foule.

- M'en fous, votre Gailhard ! Ousqu'est votre autorisation ? Et puis, quel est ce costume ? Sommes pas encore au dimanche gras !

- Ce sont nos costumes de théâtre, monsieur l'agent, nous avons mis les autres au "clou".

- Foutez de moi, vous, le malin ? Ouste ! vous direz ça au poste !

Et toute la bande, suivie par la foule, au son des trombones et des mirlitons, s'en alla vers le poste du quartier du Val-de-Grâce.

Le commissaire d'alors était un homme d'esprit, dont le nom est resté populaire sur la rive gauche, M. Lanet. Il connaissait beaucoup d'étudiants. Quand il entendit quelques noms, il ne put s'empêcher de rire.

- Voyons, messieurs, quelle est cette fumisterie ?

On s'expliqua.

- Parfait ! dit-il, après nous avoir gourmandés pour la forme. Mais, puisque vous chantez si bien, je regrette de n'avoir pu vous entendre.

- Qu'à cela ne tienne, monsieur le commissaire. Y a-t-il une cour, dans votre maison ?

- Quelle drôle d'idée !

Mais, sans même attendre la réponse, Descamps et le ténor-poète étaient déjà dans la cour et entonnaient à pleine voix le duo de la Reine de Chypre.
Salut, salut à cette no-o-o-ble France
Où tous les deux (bis) nous avons vu le jour !
Ce fut un spectacle édifiant. Cette vieille mélodie sentimentale remua toutes les fibres populaires. Les femmes pleuraient d'émotion et les bons sergots eux-mêmes applaudissaient sous l’œil attendri du commissaire.

Jean Dayros laissa la recette pour les pauvres, et toute la bande, en chantant, rentra triomphalement sur le Boul' Mich', escortée d'agents radieux qui, instinctivement, battaient la mesure.
Jean Carrère.
(Le Matin, 6 juillet 1901, p. 1)

Saint-Pol-Roux entre à la Comédie Française

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Voilà un petit lustre que metteurs en scène et comédiens audacieux s'intéressent à Saint-Pol-Roux. On se souvient que Claude Merlin monta Le Fumier en 2007, à La Guillotine de Montreuil d'abord, puis au Hangar de Montpellier ; on se souvient que Christophe Maltot, dans les premiers jours de l'été, cette même année, fit représenter par ses élèves du conservatoire d'Orléans, La Dame à la Faulx. Théâtres à côté, non subventionnés, théâtres expérimentaux, autant d'espaces qui n'auraient pas déplu au poète, qui ne fut, de son vivant, joué que par le vaillant et téméraire Théâtre Idéaliste de Carlos Larronde. Toutefois, son  souhait profond, avoué, était de donner l'Hernani du Symbolisme, et un tel coup n'était possible qu'à la Comédie Française. Malheureusement, cette dernière lui demeura obstinément fermée, sinon pour quelque matinée poétique où furent récités deux ou trois de ses poèmes. Mais, voici que, grâce à Émilie Prévosteau, qui interprétait le rôle de Divine dans la mise en scène de Christophe Maltot, le spectre de Saint-Pol-Roux va, très-prochainement, s'asseoir sur le fauteuil de Molière. La jeune comédienne, élève à la Comédie Française, consacrera en effet sa carte blanche de fin d'année, les mercredi 21 décembre à 10h et vendredi 23 décembre à 11h, au Magnifique. Le programme, qui nous a été aimablement communiqué par Émilie Prévosteau, est prometteur. Qu'on en juge :
  1. Texte d'ouverture : conclusion de la conférence "Le Verbe total et vivant"
  2. "Apocalypse"
  3. Début de "La Solitude et le Symbolisme"
  4. Extrait de l'Enquête sur l'évolution littéraire : "Ô le Drame, expression capitale de la poésie..."
  5. La Dame à la Faulx (Acte II, scène 3) - Magnus et Elle
  6. Improvisation critique : colloque autour deLa Dame à la Faulx, comme un fantasme du banquet de 1909
  7. Le refus du Comité de Lecture en 1910, le projet avorté du Théâtre des Arts
  8. "Je vis dans 50 ans" (extrait)
  9. La Dame à la Faulx (Acte V, scène 3) - Magnus et Elle ("Je suis l'Impératrice de l'Univers...")
  10. "Ma rencontre capitale" (extrait)
  11. "Le Désir"
  12. La Dame à la Faulx (Acte V, scène 7) - Magnus et Elle
  13. Petit traité de déshumanisme (extrait)
  14. "Oraison"
Si La Dame à la Faulx sert naturellement de fil rouge à cette carte blanche magnifique, la jeune comédienne a choisi de ne sacrifier aucune des autres facettes de l’œuvre idéoréaliste, sans doute pour faire apparaître davantage encore combien Saint-Pol-Roux fut, hanté de dramaturgie, l'homme du Verbe. Souhaitons un beau succès à Émilie Prévosteau et aux autres élèves-comédiens qui concrétiseront, lors de ces deux matinées à la Comédie Française, un rêve de poète.

Un exemplaire rare de L'Âme noire du Prieur blanc

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Dans le catalogue de décembre de la Librairie Walden, le n°152bis ne pouvait que retenir mon attention. Les exemplaires, avec envoi, de Saint-Pol-Roux sont en effet trop rares - en salle de vente ou chez les libraires - pour ne pas fixer mon obsession bibliophilique. Et celui-ci est tout à fait intéressant, puisque dédié, non pas à un contemporain célèbre - écrivain ou artiste - mais à un ami obscur sur lequel - et le libraire ne manque pas de le signaler - nous manquons cruellement d'informations. Alexandre Kieffer, puisque c'est de lui qu'il s'agit, fit partie du cercle intime de Saint-Pol-Roux à Paris, dans les années héroïques du Magnificisme. Le poète lui dédia son premier livre signé de son pseudonyme définitif, la naïve légende dramatique de L'âme noire du prieur blanc, publiée aux "Éditions du Mercure de France" en 1893. La dédicace se trouve en tête du volume, sous cette forme imprimée : "A mon ami Alexandre Kieffer".

Mais, avant de poursuivre, donnons ici la notice du libraire :
L'âme noire du prieur blanc
Paris, s.l., 1893. 1 vol. (170 x 230 mm) de 120 pp., broché.
Édition originale. Un des rares exemplaires sur hollande. Précieux exemplaire de dédicace, avec envoi signé : "à Alexandre Kieffer, ce gage sincère d'un cœur éternellement dévoué, Son ami : Saint-Pol-Roux". Ce mystérieux Alexandre Kieffer, sur lequel nous ne trouvons aucune information, semble être un ami de longue date, puisque déjà, en 1890, un poème lui est dédié (in Courrier Français, n°41 du 12 octobre 1890). Trois ans plus tard, il lui dédie non plus un seul poème, mais son recueil tout entier, le deuxième publié sous le nom complet de Saint-Pol-Roux. Entre ces deux dates, il aura participé au développement du Mercure de France, travaillé à l'achèvement de sa "symphonie tragique" et lancé son manifeste du Magnificisme. Avec l'enquête de Jules Huret sur l'évolution littéraire, le nom du poète allait s'attacher désormais pour les chroniqueurs de l'époque à d'orgueilleuses théories poétiques et à un qualificatif, rapidement tournés en dérision : le Magnifique.
Comme je l'ai précisé plus haut, il ne s'agit bien évidemment pas d'un recueil mais d'une pièce de théâtre ; par ailleurs, le libraire mentionne qu'il s'agit du "deuxième publié sous le nom complet de Saint-Pol-Roux" alors que j'ai indiqué qu'il s'agissait plutôt du premier. Il faut dire que le poète a lancé à cette époque un chantier éditorial important d'où sortiront quasi simultanément trois œuvres majeures : L'âme noire du prieur blanc, l'épilogue des saisons humaines, le tome premier des Reposoirs de la Procession. Si ce dernier eut quelques retards et ne parut qu'à la fin de l'année 1893, les deux autres, essais dramatiques, sortirent des presses pendant l'été. Mais c'est bien la naïve légende qui fut conçue la première et qui précéda l'épilogue chez l'imprimeur. Quant aux autres commentaires du libraire, je n'y vois rien à redire. Comment le pourrais-je ? La deuxième moitié de la notice étant un simple copié-collé d'un ancien billet du blog. J'aime suffisamment les libraires, j'ai suffisamment d'amis libraires, pour m'amuser de ce plagiat et conseiller simplement à celui de la Librairie Walden de citer, la prochaine fois, ses sources.

Revenons plutôt à Alexandre Kieffer. Le libraire a raison, un sonnet paru dans Le Courrier Français du 12 octobre 1890, qu'avait reproduit sur son excellent Livrenblog le cher Bruno Leclercq, prouve que les relations de Kieffer et de Saint-Pol-Roux étaient anciennes, remontant probablement aux dernières années de 1880. Sans doute, Alexandre Kieffer fréquentait-il les mêmes tavernes montmartroises que Gabriel Randon, que Charles Gillet, que Jules Méry, tous jeunes poètes constituant le premier cercle des Magnifiques. On ne trouve que deux mentions du mystérieux Kieffer dans la correspondance jusqu'ici collectée de Saint-Pol-Roux. La première figure dans une lettre du 25 décembre 1895 à Gabriel Randon - le poète réside alors dans la forêt des Ardennes :
"J'ai cessé mes lettres à Kief et Charles [Gillet] car je ne pouvais que les chagriner par mes soucis d'alors. Ah ça n'a pas toujours été drôle, ah non ! Bref je n'écris plus à personne. Mais je n'oublie pas. Les Kieffer ont été une Providence pour moi. Et qu'ils soient sûrs d'être en bonne place dans le cœur fidèle des exilés. Bonjour à tous les amis."
Voilà qui conforte notre hypothèse du petit groupe d'amis, Randon (futur Jehan Rictus) faisant office de lien et de messager pendant l'absence du Magnifique. Autre élément : Kieffer semble avoir joué, dans ce petit groupe, le rôle de mécène, ce qui pourrait expliquer la double dédicace, imprimée et manuscrite, de L'âme noire du prieur blanc. Contrairement aux autres membres cités, son nom ne se retrouve au sommaire d'aucune petite revue de l'époque : Alexandre Kieffer aurait donc plutôt manifesté son intérêt pour la poésie nouvelle en bienfaiteur.

La seconde mention apparaît, plus tardivement, dans une lettre du 25 février 1909 à Victor Segalen :
"Dînons chez Royère vendredi demain et chez Kieffer samedi."
Saint-Pol-Roux est alors à Paris ; il a remis La Dame à la Faulx sur le métier : Jules Claretie souhaite une version jouable en quatre heures. Cette seconde mention du nom de Kieffer, vingt ans après le début probable de leur amitié, prouve qu'elle durait encore et que les deux hommes avaient gardé contact. Il doit exister, quelque part, une importante correspondance et des documents inédits qui permettraient de lever davantage le voile sur cette relation. Peut-être Alexandre Kieffer a-t-il eu des enfants qui auront conservé ses papiers puis qui les auront transmis à leurs propres enfants... Si ces derniers venaient à tomber sur ce billet, qu'ils n'hésitent pas à me contacter et/ou à fouiller dans leurs caves et greniers.

L'Académie Mallarmé a son historien

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On sait combien l'aventure de l'Académie Mallarmé, de son vagissement dans les premières semaines de 1937 à la libération, nous a retenu. Nous lui avons consacré une vingtaine de billets qui composent une sorte de journal où se lisent, de coupure de presse en coupure de presse, péripéties et moments glorieux de cette institution. C'était offrir, toutefois, faute de mieux, une lecture fragmentaire. Il manquait un récit. Il lui manquait un historien. Or, le voici, qui nous donne dans le n°152 la revue Décharge, en attendant le volume, un abrégé de ses recherches. Bernard Fournier est poète ; il est aussi membre de l'Académie Mallarmé depuis 2009, voilà qui le rendait doublement légitime pour entreprendre la rédaction de cette histoire.

Il serait trop long de commenter les quatorze pages que compte l'article, et qui retracent l'historique des deux premières "Académies" (celui de la troisième devant paraître dans le numéro suivant). Je préfère renvoyer le lecteur à la source pour les découvrir en détails. Je m'attarderai plutôt sur ce point qui ne manquera pas d'étonner qui suivit notre "journal" mallarmacadémique : il y eut, bien avant l'officielle et statutaire Académie, une Société Mallarmé. L'initiateur en était déjà Édouard Dujardin. Avec le Dr Bonniot, gendre du Maître, il réunit quelques-uns qui fréquentèrent rue de Rome, afin de célébrer son œuvre et sa mémoire. Parmi les membres fondateurs - outre les deux déjà cités - Bernard Fournier donne les noms d'André Fontainas, André-Ferdinand Hérold, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin et Paul Valéry. La réunion constitutive eut lieu le 6 juin 1923, dans les locaux du Mercure de France. Bernard Fournier ne mentionne pas Saint-Pol-Roux dans les lignes qu'il consacre à cette "Société", pourtant il semblerait que le Magnifique fût pressenti pour en être. En effet, une lettre du 5 juin 1923, à Alfred Vallette, l'hôte accueillant, plaide en ce sens :
"Mon cher Vallette, c'est demain mercredi que, sur la convocation d’Édouard Dujardin, se réuniront au Mercure les fondateurs de la Société Mallarmé. Je vous prie de bien vouloir, auprès de Dujardin et de nos amis, excuser mon absence physique ; mais qu'ils sachent que moralement je serai tout à fait présent et de plein cœur avec eux."
Le Magnifique avait donc été, lui aussi, convié à cette réunion constitutive où siégèrent les fondateurs. L'absence physique le priva-t-il du statut ? Je l'ignore, et cela est de peu d'importance puisque la "Société Mallarmé" ne dura guère. Son grand événement fut la pose de la plaque commémorative sur la maison de Valvins le 14 octobre 1923. Ce fut à peu près le seul. Les dissensions entre les membres fondateurs eurent raison de son existence. Bernard Fournier rappelle que le Dr Bonniot ne pardonna pas à Valéry son absence à Valvins lors de la cérémonie du 14 octobre, que Gustave Kahn se brouilla avec Dujardin et Vielé-Griffin avec Henri de Régnier. Autant d'obstacles qui expliquent qu'il fallut attendre quatorze ans et le cinquantenaire du Symbolisme pour que Dujardin relançât l'idée et que l'idée devînt féconde.

Est-il besoin de préciser que l'article de Décharge m'a mis en appétit et que j'attends avec impatience la parution de l'Histoire de l'Académie Mallarmé ? En l'attendant, je remercie vivement Bernard Fournier de m'avoir adressé un exemplaire de cette livraison, que tous ceux que les aventures de la poésie intéressent ne manqueront pas de se procurer très prochainement.

De notre ami Bernard Barral : petit compte rendu de la carte blanche d'Emilie Prevosteau dédiée à Saint-Pol-Roux

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Le mois de janvier m'a quelque peu éloigné du blog, et c'est avec un fort retard que je donne à lire aux visiteurs fidèles le texte que notre ami Bernard Barral a eu la gentillesse de me communiquer. Je n'avais malheureusement pas pu assister à la carte blanche qu’Émilie Prevosteau dédia au Magnifique lors de deux séances, les 21 et 23 décembre derniers, à la Comédie Française. Mais la Société des Amis de Saint-Pol-Roux y fut bellement représentée. Et je reçus, dans les heures et les jours qui suivirent, plusieurs échos enthousiastes qui, tous, saluaient l'initiative de la jeune comédienne et de sa troupe réunie pour faire vibrer le Verbe idéoréaliste dans la maison de Molière. Je suis convaincu que Saint-Pol-Roux, fatalement, y sera joué un jour prochain - et quand j'écris "Saint-Pol-Roux" il faut lire, bien évidemment, sa Dame à la Faulx. C'est une question de temps. Nul doute, en outre, que cette carte blanche réussie en aura accéléré l'avènement.
« Les voix actives de ces êtres unis pour vous offrir un bouquet de paroles »
(Au bout du monde)
Il y a d’abord le montage judicieux, par Émilie Prévosteau, des textes de Saint-Pol-Roux, depuis le murmure des ravaudeurs de paroles qui enfle comme la marée, se dissocie peu à peu du bavardage des spectateurs, et qui finit par s’imposer, jusqu’à la polyphonie finale des voix des interprètes. Et c’est bien le Verbe du poète, pour nous encore inouï, que nous entendons et qui littéralement s’incarne pendant cinquante-cinq minutes, selon les modulations de chaque comédien. Quelques naïvetés certes mais, comme dirait le Magnifique, celles de gravures coloriées trouvées dans des cahiers d’écoliers. Des pointes d’humour et surtout de beaux moments d’émotion.

On ne peut que féliciter et remercier Romain Dutheil, Guillaume Mika, Cécile Morelle, Samuel Roger et Julien Romelard d’avoir inventé, grâce à Émilie Prévosteau, un projet novateur et d’avoir retrouvé le sens profond de l’acte poétique avec une touchante fraîcheur.
Bernard BARRAL.
 Tous droits réservés pour le texte - Bernard Barral
Photographies de Colin Guillemant (tous droits réservés)

"Au cadran du vieux Temps / Ma Divine a vingt ans..."

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Il est bon, lorsqu'on n'a pas la chance d'être Parisien, d'avoir quelque vigilant ami bibliophile habitué de Champerret et de Freyssinet guettant, emmi sa chine personnelle, le moindre document susceptible de vous intéresser. Je dois, ainsi, à l'ami Vincent, quelques-unes des pièces de ma collection, et, notamment, cette dernière petite chose tout aussi circonstancielle qu'intéressante. Il s'agit d'une carte postale au dos de laquelle a été noté le détail d'un menu suffisamment copieux pour que s'en exhibe le caractère festif. Qu'on en juge aux différents mets que les convives purent goûter lors de ce repas : consommé, croquettes à la Chambord, poulets de graine rôtis, salade, haricots verts à la Bretonne, York [jambon] à la Strasbourgeoise, riz à l'Impératrice, dessert. Voilà qui nécessitait bon appétit et qui dut asseoir les invités plusieurs heures. Notons toutefois que les vins et liqueurs arrosant le repas ne sont pas précisés. Cette copie manuscrite du menu est datée dans le coin inférieur droit : 29 sept[embre]. 1918. Sans doute pour conserver un souvenir précis de ce repas et de l'événement qu'il célébrait.

Sur le recto de la carte, comme on s'en doute, figure l'illustration ; mais celle-ci n'en occupe que la moitié supérieure et prend place dans une sorte de nuage, ne laissant voir finalement qu'un nombre restreint d'éléments : un zeppelin, un château d'eau, un bout d'entrepôt ou de hangar, l'entrée d'un baraquement, le sommet d'une tour ; de sorte qu'il me fallut bien plusieurs minutes pour identifier le lieu, pourtant ô combien familier. Il s'agissait simplement d'une vue du port de Camaret, le toit de la fortification surmontée d'un drapeau n'étant rien autre que le toit de la tour Vauban. Ce fragment photographique avait néanmoins de quoi dérouter le récurrent touriste de Camaret, la plupart des éléments architecturaux ayant aujourd'hui disparu. Il faut dire que l'acquisition et la lecture, l'été dernier, du n°16 de l'excellente revue Avel Gornog, entièrement consacrée à la vie et à l'histoire de la Presqu'île de Crozon, dut faciliter l'identification : je me souvins en effet avoir lu dans cette livraison un article richement documenté sur le Centre d'Aviation Maritime (C.A.M.) de Camaret que l'armée installa sur le sillon où se dresse la tour Vauban. Inauguré en janvier 1917, le C.A.M. comptait, en juin 1918, 32 hydravions. La vue représentée sur notre carte postale fut probablement photographiée dans les six premiers mois de 1918, l'achèvement du château d'eau datant de novembre 1917. C'est donc là un témoignage iconographique assez rare de l'activité militaire du port de Camaret.
Mais ce qui rend ce document plus passionnant encore, c'est qu'il est abondamment signé : par tout ou partie des convives. On reconnaît sans difficultés les signatures de Divine Saint-Pol-Roux qui semble occuper la place d'honneur, de Saint-Pol-Roux, plus discrète, sous le hangar ; d'autres, tout à fait lisibles, sont de personnalités qui nous demeurent inconnues : Mademoiselle G.-Jean Guillaume, Germaine - faisons l'hypothèse qu'il s'agit d'amies de Divine ; pour d'autres, l'article de Thierry Le Roy, dans le n°16 d'Avel Gornog, sur "Le C.A.M. Camaret 1917-1918 un centre d'aviation maritime de première ligne" me fut encore une fois d'une aide précieuse. En effet, grâce à lui j'ai pu identifier cinq autres signataires, tous membres du personnel volant du C.A.M. : Louis Robert, enseigne de vaisseau observateur, dans le coin supérieur gauche ; Jean Trayer, enseigne de vaisseau pilote, sous la signature de Saint-Pol-Roux ; Boris Chonieff, capitaine russe, pilote, qu'on peut probablement reconnaître dans le patronyme orthographié "Goghnieff" ; R. Lepetit, enseigne de vaisseau observateur (dans la liste donnée en fin de son article par Thierry Le Roy, ce dernier est prénommé Léon, mais je fais tout de même l'hypothèse qu'il puisse s'agir du même) ; Serge Sagatovski, capitaine de la Légion étrangère, pilote, sous le précédent. La signature difficilement déchiffrable des quatre autres ne m'a pas permis de les retrouver parmi les noms des autres officiers, pilotes ou observateurs, recensés par Thierry Le Roy. Les cinq identifiés étaient en poste en septembre 1918. On remarquera la cohérence qui préside à la présence de signatures d'officiers pilotes et observateurs du C.A.M. sur une carte postale le représentant très partiellement (sans doute pour éviter de trop détailler les plans de la base si le courrier venait à tomber entre les mains de l'ennemi). Il est donc possible et logique de penser que le document appartint à l'un d'eux ou que l'un des militaires présents donna cette carte postale pour qu'elle servît de souvenir à cette réunion. Mais quelle fut donc la circonstance qui donna lieu à de telles agapes ? On sait que Saint-Pol-Roux fut actif, poétiquement, pendant la guerre et qu'il n'hésita pas à donner du Verbe dans les journaux pour soutenir l'armée française et ses alliés. En mai 1917, il avait, par exemple, dédié un "poème populaire", Les Mouscouls, "à l'escadrille de Camaret". Voilà qui put rapprocher le poète des as du C.A.M., d'autant que quelques jours plus tard, le 8 juin, on pouvait lire dans Le Temps :
"S'inspirant d'un poème de Saint-Pol-Roux intitulé : les Mouscouls, l'escadrille d'hydravions du commandant Pouyer a pris le nom d'"escadrille des Mouscouls". Le mouscoul est le grand aigle des côtes bretonnes."
Le Magnifique était ainsi devenu, en quelque sorte, le parrain du C.A.M. Le retrouver attablé aux côtés d'officiers le 29 septembre 1918 ne peut donc nous surprendre.

Toutefois, la place centrale et l'importance de la signature de Divine, indéniablement mise en valeur quand la signature paternelle se fait plus modeste, semblent signifier que la circonstance qui réunit les treize convives autour des croquettes à la Chambord et du riz à l'Impératrice n'était pas (uniquement) militaire. Une raison plus familiale, plus intime, ne fut sans doute pas étrangère à ce "banquet" : la veille, Divine venait d'avoir vingt ans. Née le 28 septembre 1898, on peut aisément imaginer qu'on célébra dignement et joyeusement son vingtième anniversaire par un copieux et fin repas, tel que la famille Saint-Pol-Roux en connut peu pendant cette guerre. La présence d'officiers du C.A.M. s'explique. Le poète avait d'abord pu se lier avec plusieurs d'entre eux ; puis il avait certainement souhaité, pour cette occasion, entourer sa fille de jeunes gens, peu ou prou de sa génération. La veille, soit le jour de l'anniversaire de Divine, Saint-Pol-Roux avait composé un poème pour sa fille, dont j'extrais, à dessein, deux strophes en prose :
Au cadran du vieux Temps
Ma Divine a vingt ans !
Après viendra la saison gracieuse où de hauts papillons viendront à la maison de notre rose devenue la plus belle qu'on sache, et ces hauts papillons ne seront pas les mêmes que ceux-là d'antan, étant sans ailes mais non sans moustaches, - et moi, poète, apercevant ma fille environnée de tant de jeunes gens, je sourirai derrière le rideau de mes cheveux d'argent.
Au cadran du vieux Temps
Ma Divine a vingt ans !
Plus tard, un papillon ayant été choisi par notre rose en allégresse, les liserons de bronze du clocher sonneront l'heure de caresse, - et l'avenir verra naître des roses et des papillons éclore en robe de baptême, que celles-là ne seront pas en porcelaine mais en chair d'aurore, et qui ceux-ci de moustaches n'auront pas encore.
Au cadran du vieux Temps
Ma Divine a vingt ans !
Saint-Pol-Roux souhaitait le bonheur de sa fille et lui souhaitait l'amour. Il me plait de penser que, lui ayant offert ce poème pour ses vingt ans, il ait, le lendemain, environné Divine de papillons à moustaches et, ceux-ci, bel et bien ailés, dans l'espoir que, peut-être, elle prenne son envol.

LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE (Une affiche avant des précisions)

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Affiche de la première soirée donnée par la Société des Chevaliers de la Table Ronde le 7 juin 1922

HOMMAGE A JEAN-PIERRE GUILLON

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J'apprends avec tristesse le décès de Jean-Pierre Guillon. C'est l'ami Bruno Duval qui m'avait encouragé, il y a quatre ans, à lui écrire, car Jean-Pierre Guillon aimait Saint-Pol-Roux. Après les premiers échanges, il m'envoya la longue et belle lettre que je publiai, avec son autorisation, sur le blog, et à laquelle je renvoie le lecteur. Il faut y joindre le portrait-chinois du Magnifique qu'il voulut bien m'adresser quelques semaines plus tard et qui suffirait à prouver combien il était un familier de sa poésie. Il fut l'un des premiers adhérents à la S.A.S.P.R. ; il m'avait parlé, lors de notre seule conversation téléphonique, de son projet de rassembler en un volume, qui pût faire la matière d'un bulletin, tous les documents patiemment amassés sur l'historique banquet de 1925. Entre temps, il continuait de m'adresser les plaquettes qu'il publiait à compte d'auteur, à l'enseigne fictive de "Rose-Hôtel éditions" (il fut le fondateur et le président de l'Association des Amis de Maurice Fourré), et qu'il destinait à ses amis. J'eus le privilège de faire partie de ces happy few et j'eus aussi la grande joie de me voir confié, par ses soins, l'édition, pour un numéro spécial du Grognard, d'un recueil inédit de "polémiques surréalistes" : La main dans le sac. Le numéro parut il y a moins d'un an, en juin 2011. Voici le texte que je donnai en introduction. Qu'il redise en ces lieux l'admiration que je porte à Jean-Pierre Guillon.
Collage de Jean-Pierre Guillon (Du sommeil au collage par le rêve, Rose-Hôtel éditions, n°29)
« LES COUPS DE DÉ ET DE BÂTON DU RÊVEILLEUR »
Jean-Pierre Guillon a rejoint André Breton et le groupe surréaliste au début des années 1960. Autant le dire, surréaliste, il n’a jamais cessé de l’être, moins notoire, conséquemment, que foultitude de gendelettres pour lesquels la fréquentation d’André Breton constitua, après guerre, une opportune courte échelle permettant d’embrasser la croupe de l’âne littérature et de lui faire quelques enfants, bêtes à bâfrer du picotin. Ceux-là renièrent le surréalisme à la première occasion qui leur fut offerte de flatter leur ego, comme si un tel reniement ne revenait pas à abandonner l’essentiel. Certes, il n’est pas de bon ton, en notre époque de néo-post-modernisme, de se dire surréaliste. Aussi vaut-il mieux l’avoir été. Pourtant, dans la grande nuit des esprits, nul mouvement ne fut/ne demeure plus lucide, dénonçant très tôt et avec quelle inconfortable constance, les enrégimentements humains, moraux, politiques, au nom de la seule libération qui importait et importe encore : celle de l’individu. Le surréalisme est un anarchisme.

Aussi, Jean-Pierre Guillon, en ces temps de misère intellectuelle ou d’intellectuels misérables, nous apparaît comme un somnambule battant le pavé froid des idées de son pas particulier ; un errant aux yeux grand ouverts guidé par le hasard ; comme le Joueur de Redon, il arpente de modernes forêts d’indices, Rennes ou Paris, portant, sur son dos, le Dé, et le lançant contre des architectures qui, heurtées, parce que de carton-pâte, vacillent et s’effondrent, découvrant d’inédites perspectives. Jean-Pierre Guillon n’emprunte d’autre voie que celles, buissonnières, que lui ouvre son rêve et qui, invariablement, mènent à la poésie. Les titres de ses rares recueils témoignent de l’importance de l’activité onirique dans sa déambulation : Le Bourgeon-Corail, Château d’Os, L’État second, Les nuits du veilleur de nuit. Point n’est alors besoin de s’endormir, le somnambule rêve naturellement ; il est, d’ailleurs, à bien y regarder, le seul véritablement en état de veille. L’agitation des hommes, alentour, ne trompe pas ; leur gesticulation, bien apprise, vise à les abuser sur leur assoupissement réel. Jean-Pierre Guillon, imperturbable, passe. Il est un rêveilleur, solitaire promeneur, à qui le monde fait signes, et qui rapporte, neuves évidences, images ou collages, ses vues, comme autant de percées dans la toile peinte. Imperturbable, il passe, quand tout autour de lui, autour de nous, joue la comédie.

Sociale, humaine, divine, elle est universelle, la comédie. Les histrions de tout poil s’y donnent la main et la réplique. Tout y semble parfaitement réglé de toute éternité. Et c’est plutôt qu’une comédie, la farce hénaurme, où la Colombine plumitive indécemment se frotte au sabre du politique Matamore en même temps qu’au goupillon des Tartuffe œcuméniques ; au vu et au su d’un public monté sur scène et sur la tête hilare et consentante duquel pleuvent les coups répétés de la plume, du sabre et du goupillon. Il y a là toute une théorie de masques grotesques, monstrueux et risibles : menteurs, hypocrites, opportunistes, falsificateurs, girouettes, imposteurs, tous intellectuels. C’est la farce de l’esprit. Jean-Pierre Guillon n’est pas de ceux que le jeu amuse. La comédie, bien au contraire – car il en va de la liberté et de la poésie –, le pousse à s’armer du bâton, de ce bâton que les valets arrachent aux maîtres pour, leur administrant la volée de bois vert qu’ils méritent et jetant bas leurs masques ridicules, précipiter la fin de la représentation. Jean-Pierre Guillon nous adresse des cris lucides, de salubres indignations. Et les à-coups de son stylo (car son stylo est son bâton), qu’il assène aux acteurs de la farce, n’ont rien à voir avec la littérature, puisque s’y joue, répétons-le, rien de moins que l’essentiel. Avec la précision du somnambule, Jean-Pierre Guillon assomme les assommants qui voudraient, procustes nains, contenir entre les bornes étroites de leur esprit ceux qui les dépassent infiniment. Ces homuncules, pris la main dans le sac, Jean-Pierre Guillon les y fourre tout entier. C’est là faire œuvre de salut public, le public s’en foutrait-il. Et peu nous importe qu’au final, une fois la scène vidée des matamores de la pensée, ce soit eux, encore et toujours, que la foule réclame pour le dernier salut, dans l’espoir qu’on lui redonne la comédie le lendemain ; car nous serons quelques-uns, plus nombreux que la veille, à nous détourner du spectacle pour suivre du regard les coups de dé et de bâton du rêveilleur.
Mes pensées vont ce soir à sa famille, à Bruno Duval, à Jacques Simonelli, à Tristan Bastit, à tous les membres de l'Association des Amis de Maurice Fourré, à ses amis, à la poésie.

Olivier-Hourcade & Carlos Larronde votent Paul Fort

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Lorsque le silence fut trop long, il convient de l'interrompre qu'avec peu de mots et de livrer aux fidèles d'un blog qui les fit trop attendre un beau document. En voici un, que je viens d'acquérir et qui est à verser dans l'épais et embrouillé dossier de l'élection du Prince des Poètes de 1912. Il y aurait tout un article à écrire sur ce scrutin qui vit succéder Paul Fort à Léon Dierx, mais contentons-nous aujourd'hui de ce télégramme envoyé, le 24 juin 1912, à André du Fresnois qui comptabilisait les voix pour le Gil Blas, par deux jeunes poètes bordelais dont nous eûmes déjà l'occasion de parler ici : Olivier-Hourcade et Carlos Larronde.
"Chers Confrères
Quelle que soit notre admiration pour le génie d'un Paul Claudel, d'un Jammes, d'un Griffin, d'un Saint Pol Roux ou d'un Verhaeren nous votons pour Paul Fort qui "défend et illustre"si aristocratiquement si noblement la langue française.
Olivier-Hourcade
Carlos Larronde"

Vient de paraître : OBSCUR SYMBOLE DE LUMIÈRE - LE MYSTÈRE DANS LA POÉSIE DE SAINT-POL-ROUX

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C'est un événement éditorial : la thèse soutenue par Odile Hamot en 2006, sous la direction de Mme Dominique Millet-Gérard, vient de paraître chez Champion. C'est la quatrième thèse entièrement consacrée à Saint-Pol-Roux, après celles de Juo-Py Loh et de Jacques Goorma présentées au début des années 1980, et celle, germanophone, d'Ute Eckelkamp, soutenue en 1992. Et c'est la deuxième seulement à être éditée. Autant dire qu'il s'agit d'une somme considérable et de premier intérêt pour qui s'intéresse à l’œuvre du Magnifique. Nous aurons bien entendu l'occasion d'en reparler ici, lorsque nous aurons achevé de lire les 968 pages qui la composent.

"DANIEL HARCOLAND : C'EST MOI !"

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Je savais que, deux ans avant que n'éclatât la guerre, Saint-Pol-Roux avait été accusé d'avoir plagié le monodramaturge américain Daniel-Richard Harcoland. C'est Théophile Briant, je crois, qui avait rappelé cette affaire dans sa monographie du poète ; mais il avait omis de préciser dans quel journal l'accusation avait d'abord été portée. Bien évidemment, le Magnifique n'avait pas tardé à démentir et à révéler au public qu'Harcoland ne fut qu'un des personnages de son individu. Une supercherie littéraire, en quelque sorte, et à ce point réussie qu'il fallut dix-huit ans pour que le pot-aux-roses soit révélé. Saint-Pol-Roux avait adressé un télégramme au Figaro et à divers autres quotidiens dans lequel il faisait son flauberto-bovaryque coming-out :
"Taxé de plagiat envers le monodramaturge américain Daniel Harcoland, dont les théories furent répandues par divers journaux et revues voici vingt ans, je vous prie confraternellement de dire que cet écrivain n'est autre que moi-même. - SAINT-POL-ROUX."
Mais le poète, ce que j'ignorais jusqu'à ces derniers jours, ne s'était pas contenté de ce laconique aveu : il avait également répondu plus longuement à l'accusation de plagiat par une lettre adressée à la feuille accusatrice. C'est ce que nous apprend La Dépêche de Brest du 27 décembre 1912 qui eut la bonne idée de reproduire, après un bref rappel des faits, l'épistole que Saint-Pol-Roux envoya au directeur de Paris-Journal, nous permettant d'identifier la source de l'affaire, de lire la version du poète sur l'histoire Harcoland et d'apprécier une nouvelle fois son humour :
SAINT-POL-ROUX
ET
DANIEL HARCOLAND
***
Où l'on apprend, vingt ans après,
qu'un illustre auteur américain
n'est qu'un simple poète français
***
Un coup de théâtre, qui a fort passionné les milieux littéraires, vient de se produire entre Paris et Camaret, - mais au précieux avantage de Camaret.

Accusé, dans Paris-Journal, d'avoir plagié le "grand monodramaturge Daniel Harcoland" et d'avoir, selon les termes de l'accusation, emprunté les théories philosophiques et dramatiques de "l'illustre Américain" dont divers journaux et revues de France et de l’Étranger s'occupèrent fort, il y a une vingtaine d'années, M. Saint-Pol-Roux déclare, dans une lettre à M. André Vervoort, directeur de Paris-Journal, que cet "illustre Américain" n'est qu'un simple poète français, enfin que le "grand monodramaturge Daniel Harcoland" n'est autre que lui-même, Saint-Pol-Roux.

Voici, d'ailleurs, la lettre du poète :
Camaret, 22 décembre
Monsieur le rédacteur en chef,
Être traité de précurseur, voilà vraiment de quoi charmer un poète.

Mais où le charme se rompt, c'est lorsque le poète louangé se voit soudain, comme par un injuste retour, taxé d'imposture.

Ainsi, les théories dramatiques et autres de Saint-Pol-Roux ne seraient pas de Saint-Pol-Roux, qui les aurait sournoisement empruntées au "grand monodramaturge Daniel Harcoland", et la plupart de mes apports d'art relèveraient de l'illustre Américain"qu'on nous fit connaître en France il y a une vingtaine d'années" !

Comment me tirer de ce... vol à l'américaine ?

De la façon la plus catégorique, en vous demandant de dire que cet illustre américain n'est qu'un simple poète français, enfin que le "grand monodramaturge Daniel Harcoland" n'est autre que moi-même : Saint-Pol-Roux.

Hélas ! oui, ce cher grand homme, je l'avais créé en ces temps difficiles où tout ce que nous tentions, nous les petits créateurs de France, était voué d'avance au mépris, tandis qu'on accueillait avidement ici n'importe quelle expression du dehors.

N'était-ce pas le meilleur moyen d'aider à certaine orientation générale d'alors, que j'estimais logique ?

Ah ! je puis vous assurer que Daniel R. Harcoland fut promptement célèbre un peu partout. On ne lui marchanda pas la gloire, allez, à ce personnage d'outre-mer qui, non content d'être milliardaire, s'avouait encore révolutionnaire. Au moins celui-là vous avait un cerveau bien garni ! Ce n'était pas comme chez ces pauvres symbolistes ! Étrangère et française, la presse s'occupa de l'étranger. Certains purs esprits, de la Sorbonne et d'ailleurs, daignèrent s'intéresser au "Phidias des Idées" qui apportait ce surnaturalisme que j'avais timidement présenté, moi, Saint-Pol-Roux, cinq ans auparavant, sous le vocable d'idéoréalisme. A travers un enthousiasme de plusieurs pages, l'Idée Sociale s'écriait : "La Norvège nous a donné Ibsen et la Russie Tolstoï, l'Amérique nous donne Harcoland. La main dans la main, marchons dans le rayonnement de ces génies, et nous triompherons !"

En vérité, je vous le dis, c'était adorable.

Bref, la renommée de Daniel Harcoland grandissait à tel point que, jaloux sans doute - on est homme, n'est-ce pas ? - je me hâtai de reconduire l'insolent à la frontière, non sans avoir, de lui, retenu quelques œuvres.

Je vous prie, monsieur le rédacteur en chef, d'insérer cette réponse, que votre trop aimable correspondant trouvera, je pense "concluante", et d'agréer mes plus cordiales salutations.
SAINT-POL-ROUX.
Manoir de Boultous, Camaret (Finistère).
Ainsi, le Magnifique avouait-il qu'il fut le nègre d'un fantôme...

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Première partie)

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Cœcilian fut le premier fils de Saint-Pol-Roux, qui en eut trois. Magnus, le troisième, ne vécut que quelques jours. Puis vint Divine, comme pour couronner sa poétique paternité. Les quatre enfants du Magnifique vécurent avant même que de naître. Le poète, en effet, avait déjà animé quelques-uns de ses drames de personnages baptisés des prénoms si singuliers que devaient porter ses fils et sa fille. Cœcilian fut d'abord le héros d'un drame philosophique éponyme, non publié, écrit avant 1886 ; Lorédan est le nom du prince agonisant dans l’Épilogue des Saisons humaines (1893) ; Magnus et Divine sont les personnages principaux de La Dame à la Faulx, tragédie achevée en 1895. Cette porosité entre l’œuvre et la vie de Saint-Pol-Roux aura aussi permis à ses quatre enfants de continuer à vivre longtemps après leur mort. D'autant que le poète en aura fait les protagonistes de plusieurs poèmes qui sont un peu la chronique de leur jeunesse. Avec celui de Divine, c'est incontestablement le nom de Cœcilian qui revient le plus souvent sous sa plume, alors que la présence de Lorédan se fait plus discrète.

Paul Lazare Cœcilian naquit le 9 avril 1892, au 63, rue de la Goutte d'Or, dans l'appartement que Saint-Pol-Roux partageait avec Amélie, la jeune couturière montmartroise rencontrée l'année précédente, qu'il ne devait épouser qu'onze plus tard. Le jeune enfant, à peine âgé de trois ans, est le héros de "Crucifiement", poème en prose recueilli dans La Rose et les épines du Chemin et daté de "Bruxelles, avenue des villas, 4 avril 1895". Le poète prend plaisir à y reproduire le langage enfantin :
Une petite croix de bois noir sur laquelle lamma-sabacthanise un christ de plomb append au mur de la chambre familiale.
Miroir salutaire où s'amendent, aux heures malignes, mes laideurs morales, ce Jésus nous a de Paris suivis en exil entre le savon et la poudre de riz ; on y tient comme à un brin de patrimoine ; et puis, alors que mon fils cadet Lorédan n'aime encore que son biberon brandi en sein arraché à une amazone qui serait de verre, Cœcilian, son frère, de deux ans plus âgé, s'est pris d'amitié pour l'icône qu'il traite en poupée. Afin de prévenir ses pleurs, à la longue il m'a fallu décrocher le crucifix et le confier à Cœcilian, qui le dorlote avec des histoires, l'enjuponne de chiffon, l'installe dans sa minuscule charrette de sapin pour un tour au jardin où saigne la groseille et lui demande : "As-tu bobo ?" quand, au détour prompt de l'allée de graviers, le convoi bascule et tombe – hélas, plus de trois fois !
Tout à l'heure un incident tragique.
La chère image, Lian l'a par mégarde laissé choir du rez-de-chaussée aux offices du sous-sol, par la cage de l'escalier.
Je bondis vers les cris puérils.
La croix en deux, le christ décloué et tordu, le joujou sacré gît sur les dalles, en bas, parmi le trop-plein d'eau boueuse repoussée de la buanderie dans le couloir par le balai à serpillière.
– "Petit Zésus bobo !" brame le désespéré manneke.
Le consoler, comment ?
– "Guéris-le, papa, guéris-le vite !"
Je descends recueillir l'auguste désastre et m'apprête à le réparer de mon mieux. Approvisionné d'une éponge, de clous de tapissier, d'un marteau, d'un canif, me voici travaillant sous la giboulée de mon fils anxieusement penché sur moi.
D'abord je rétablis le malléable dieu recroquevillé en scarabée foudroyé, j'étire les bras et les jambes, je repenche la tête historiquement, puis je lave le divin visage et, comme la plaie du flanc est gavée de boue, j'ôte la menue motte avec la pointe du canif.
Maintenant je cloue.
– "Tloue bien, papa, tloue bien !"
Le moindre jappement du marteau provoque un hoquet d'allégresse dans la gorge de Lian qui me passe, un à un, les clous légendaires.
Le père se laisse prendre à la naïveté de son fils et jouant le jeu de l'enfant découvre une vérité qui, sans ce biais, ne se fût sans doute pas révélée. Le poète rejoue, en réduction, le drame de la passion ; le voilà qui blasphème "comme un centurion de César" et médite que l'Humanité crucifie tous les jours la Beauté.

Le fils aîné de Saint-Pol-Roux se retrouve, sept ans plus tard, au centre d'un poème en prose qui porte son nom : "Cœcilian le sauveteur" (De la Colombe au Corbeau par le Paon). Daté "Roscanvel, 8 août 1902", il fait le récit d'un acte héroïque du jeune garçon, âgé de dix ans, qui sauva de la noyade la jeune Mentine, "fille d'un habile batelier" du village breton. Davantage encore que dans le précédent, le Magnifique cède la parole à son fils pour dire l'exploit, comme si la voix de l'enfant se faisait l'égale de celle du poète :
Laissons le gamin se dire en son langage de mousse bretonnant.
– En train de piquer à la place où gargouillaient les bouffies, je distingue un point rouge qui remuait, remuait en bas, pas bien gros d'abord… J'avance en éclair, ayant du canot pris la vitesse d'aller au fond... Le point rouge grossissait de plus en plus avec des gestes de pieuvre énorme... Et moi qui me pensais si petit !... Approché par mon élan, pardi, je reconnais une personne, une femme, Mentine enfin !... Car, tu sais papa, mon œil est si bon dans la mer que, comme les enfants du village, je descends m'asseoir au fond de l'eau avec une coquille Saint-Jacques où je dois mettre cinq pierres de couleurs différentes... Malheureusement d'avoir piqué trop fort, la vitesse m'avait fait tosser du crâne le fond et porté entre les pinces du grand homard cuit, entre les pieds de Mentine donc... Ah ! y avait pas du bigol (plaisir), ça non ! J'allais être maillé comme une sardine, probable... Mais, pas si bête, je me dégage et pft ! je remonte à la surface prendre de l'air... Sur la grève Da se tordait les mains : "Tu vas y rester, mon beau petit !" et les soldats : "Plonge encore, mon gas, plonge !"... Je souffle à la façon des marsouins, trois fois : aouche ! aouche ! aouche ! et, une fois paré, je repique bout à Mentine qui tout au fond de la baille ne se débattait presque plus... Fallait se hâter pour que la mer descendante ne la drague pas vers les courants... Vite je lui croche dedans, aux hanches..., Si ç'avait été mon petit frère Lolo, je l'aurais pris par le dos, mais ce grand corps !... Je pouvais à peine le soulager (soulever)... Dieu merci, l'eau nous soulageait un peu, elle et moi... Le diable c'est qu'elle ouvrait la bouche, ce qui l'empêchait de monter... Alors, tel un fou, je la croche par les bras et, nageant à forts coups de jarret comme les grenouilles, je l'ahisse, je l'ahisse, je l'ahisse en la tirant désespérément parce que la respiration allait me larguer... Une fois le nez hors la plume, j'hèle le canot... Auguste et Lolo, ne pouvant dans leur effroi jouer de l'aviron, rament vers nous de leurs mains qui tremblent, en pattes de canard... Moi je soulageais toujours la noyée très pâle et lèvres violettes... Enfin Lolo, plus mort que vif, se penche, attrape un poignet de Mentine qui, un brin revenue à l'air, plaque vivement ses mains au plat-bord du canot comme deux larges breniques... Il était temps... Il ne me restait plus dans le gosier qu'un mince bout d'air pas plus long que ça... Maintenant Auguste et Lolo tour à tour godillent tant bien que mal vers la grève avec Mentine cramponnée que je suis, la soutenant d'une main et nageant de l'autre... – "Lâche pas le canot" lui bégayait Lolo – "Oh non! Oh non !" bredouillait Mentine entre ses dents… Et nous atterrissons au rivage où Divine sanglotait sur une touffe de goémon...
"Tout le monde aurait fait comme moi !", conclura modestement Cœcilian avant de retourner jouer. On pourrait penser qu'il y a ici, en plus du travail d'écriture, embellissement de l'acte lui-même par la fierté paternelle. Pourtant telle semble avoir été la nature de l'enfant, qui eut l'occasion de prouver une nouvelle fois sa spontanéité et son courage physique quelques mois seulement après ce premier sauvetage. Cette fois, ce n'est pas Saint-Pol-Roux qui en fait le récit, mais la Dépêche de Brest du 30 juillet 1903 :
Roscanvel
Un jeune sauveteur. - Il y a quelques jours, nous signalions le dévouement du brigadier des douanes Letutour, qui avait, au péril de sa vie, sauvé un enfant de l'horrible noyade, et reçut un témoignage de satisfaction bien mérité.
Aujourd'hui, nous apprenons que le jeune Cœcilian Roux, fils aîné de l'exquis poète Saint-Pol Roux, de qui nous avons déjà parlé à nos lecteurs, vient d'accomplir, ces jours derniers, un sauvetage qui lui fait honneur. Alors que ce bambin de onze ans venait de prendre l'un de ses dixièmes bains journaliers et s'habillait près du fortin, sur la falaise qui domine la cale, il entend des cris d'appel : un enfant de douze ans, le petit Le Moal, s'étant imprudemment avancé en mer, était en train de se noyer ; ses compagnons, sachant le danger des courants, hésitaient à se lancer à son secours, lorsque le jeune Cœcilian Roux, se dévêtissant en un tour de main, bondit du pied de la falaise, saute à la mer, plonge, remonte et replonge, puis parvient à saisir le petit Le Moal. Mais l'effort a été grand, la cale est encore à quelques brasses nombreuses, et les spectateurs craignent pour l'enfant qui, pourtant, nage ferme. C'est alors qu'un brave douanier, Jean Bréhier, entre quasi tout habillé dans la mer, et va chercher Le Moal, tandis que Cœcilian, le sauveteur, regagne flegmatiquement la baie à la nage, s'habille, et va tout simplement jouer aux boules avec d'autres camarades. Nous sommes d'autant plus heureux de signaler à nos lecteurs la belle conduite de ce fils de poète que Cœcilian Roux n'en est pas à son coup d'essai : en effet, nos lecteurs se rappellent peut-être que la revue parisienne La Plume (numéro d'avril dernier) contait comment, l'année passée, ce diablotin de dix ans avait sauvé une jeune fille de vingt ans, Mlle Cl. M..., qui, en proie à un commencement de congestion, avait coulé à pic par cinq on six brasses de profondeur.
Voilà, n'est ce pas ? un enfant qui promet, et si nous désirons que le douanier Jean Bréhier ait un témoignage de satisfaction qu'il a bien mérité, nous serions fiers de voir la médaille de sauvetage épinglée au tricot du brave petit Cœcilian Roux.
La récidive avait de quoi attirer l'attention sur ce jeune fils de poète, pas encore un jeune homme, qui n'hésitait pas à donner de lui-même pour se mettre au service de la vie et des autres. Sportif complet, non exempt d'un certain talent poétique, l'avenir semblait s'ouvrir à lui. Saint-Pol-Roux pourtant, dans les dernières phrases de "Cœcilian le sauveteur", pressentait pour son aîné la possibilité d'un autre destin : le destin, fatalement sacrifié, des héros.
Ton âme généreuse a raison, mon fils, dévoue-toi, sans calcul, presque sans le savoir, dévoue-toi, en être spontané qui offre un geste noble à la Beauté, fût-ce au gré de l'instinct : c’est agir en poète.
Or, brave petit sorti de moi, j'ai voulu que ton acte ignoré restât dans un de mes livres, afin que sa sublime ingénuité lui portât bonheur et le fit durer peut-être, – afin aussi que son souvenir te protège et te conseille plus tard, mon fils bien-aimé, oui, plus tard, alors que, pantelant, tu hésiteras, comme chaque homme à son tour, entre les lâchetés humaines et les sacrifices divins !
(A suivre.)

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Deuxième partie)

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Sportif accompli, avancé-je dans mon précédent billet pour qualifier le fils aîné de Saint-Pol-Roux, Cœcilian l'était incontestablement. On en trouve les preuves en feuilletant la collection de La Dépêche de Brest qui manquait rarement de donner les résultats des compétitions sportives amateurs de la presqu'île. Le sport de prédilection de l'adolescent semble avoir été le cyclisme. Sa première apparition dans les colonnes du quotidien en tant que participant à une course date du mardi 17 septembre 1907. Il a alors quinze ans. Le dimanche précédent, à l'occasion de la fête de la jeunesse sportive brestoise (J. S. B.), il prend part à une course reliant Camaret à Crozon : une dizaine de kilomètres à parcourir sur une bicyclette rudimentaire et sur une route bien moins carrossable que celle d'aujourd'hui. Lisons plutôt le bref compte rendu du correspondant de La Dépêche :
A dix heures précises, les concurrents de la course réservée à la jeunesse camarétoise se mettent en ligne et s'élancent sur Crozon à bonne allure.
Cette course a été exécutée, en vrai coureur professionnel, par le jeune Saint-Pol-Roux, qui a effectué le parcours en 43 minutes, battant de loin ses concurrents.
Voici les résultats de cette course :
1er prix, M. Saint-Pol-Roux ; 2e, M.Gourmelon ; 3e, M. Moldeau ; 4e, M. Duval ; 5e, M. R. Guillou.
Trois ans plus tard, le 21 août 1910, Cœcilian participe à la course des 100 kilomètres de la J. S. B., ralliant Landerneau à Brest en passant par Morlaix. Inscrit dans la catégorie des débutants, il achève le parcours en 2 heures et 26 minutes, signant le sixième temps.et remportant un "cabaret à liqueur". Début juillet 1911, il reprend sa bicyclette pour la course organisée lors des fêtes du pardon de Crozon ; il obtient cette fois une troisième place - petit échauffement sans doute avant les annuels 100 kilomètres de la J. S. B. auxquels il s'inscrit de nouveau, mais, cette fois, dans la catégorie des indépendants ; Lorédan, lui, figure parmi les débutants. Ce dernier n'est pas mentionné parmi les arrivées. Cœcilian fait, quant à lui, 10e. Il serait fastidieux de lister ainsi toutes les compétitions cyclistes auxquelles aura pris part le jeune homme. Je me contenterai d'ajouter qu'il participa également à des matchs de football et à des concours de tirs à la carabine ; il obtint notamment une douzième place au concours fédéral du 26 mai 1912. Force, endurance, adresse, aucune qualité physique ne manquait au fils aîné de Saint-Pol-Roux.
L'esprit n'était pas en défaut. Probablement encouragé par son père, il arrivait à Cœcilian d'écrire. J'avais déjà eu l'opportunité de reproduire le poème qu'il composa pour célébrer Camaret-la-Victoire à l'occasion des grandes fêtes de l'été 1912, et, un peu plus tard, de donner un article du même, annonçant lesdites fêtes. Cet article, que j'avais retrouvé dans un numéro de La Revue de France et des Pays français, rien ne laissait penser qu'il fût amputé. Or, dans La Dépêche de Brest, où il avait initialement paru, il est considérablement plus long, occupant près d'une colonne et demie. Rendons-lui ses véritables dimensions :
GRANDES RÉGATES DE CAMARET
Fête de la Victoire
Camaret, 13 juillet.
En offrant, cette année, à M. Saint-Pol-Roux, la présidence de leurs régates les membres du comité de Camaret, semblaient signifier qu'ils attendaient de ce poète une collaboration toute particulière pour la journée nautique du 11 août.
Se considérant, de ce fait, comme invité à réaliser "quelque chose", le nouveau président décida de faire appel au sentiment populaire, afin d'associer toutes les bonnes volontés en vue d'une fête à la fois d'expression locale et de portée générale : il établit donc un projet que le comité des régates vient d'adopter à l'unanimité.
Disons tout de suite qu'il n'est pas question ici de la fête commémorative annoncée par la presse voici deux ans. Il s'agissait alors d'une vaste reconstitution historique, avec parties lyrique et dramatique qu'eut mise en mouvement ce génial organisateur, M. Antoine, directeur de l'Odéon l'hiver et simple Camarétois l'été ; mais, vu ses développements énormes et les obligations qui en découleraient, une pareille reconstitution ne sera possible que plus tard, dans un Camaret où les hôtels et les moyens de communication seront plus nombreux : chemins de fer desservant la presqu'île, etc. Non, la fête proposée pour le 11 août prochain est moins complexe, bien que d'un programme très copieux, ainsi qu'on en jugera.
Les régates traditionnelles, si chères aux populations maritimes, se dérouleront à travers l'anse de Camaret, comme d'ordinaire, selon les mêmes données et avec les mêmes récompenses ; cependant, à ce spectacle coutumier, le projet juxtapose un spectacle nouveau, de manière que les deux spectacles, fondus en un, composent une manifestation exceptionnelle.
Sachez que le fond décoratif, sur lequel se détachera la fête prochaine, sera constitué par des Régates Fleuries dans le port, celles-ci faisant face et pendant au Corso fleuri du quai, dont les maisons seront, elles aussi, décorées.
- Maïs un fond, fût-il de fleurs, ne suffit point, émet l'auteur du projet. Il sied de l'animer au moyen d'un sujet principal, d'un motif central ; en un mot, il faut un thème. Eh bien, ce thème, extrayons-le résolument des annales camarétoises. Cherchons un symbole local, le plus significatif, puis dressons-le en force directrice de la fête, afin que, sous son invocation, sous son inspiration, toutes ces barques et tous ces chars fleuris puissent s'exalter dans un enthousiasme commun. Ce symbole, il existe au premier rang de votre propre histoire, Camarétois, mais nous aurons soin de l'emprunter dans un sens pacifique, de le traduire dans un but de fraternisation générale. J'estime avoir suffisamment désigné la Victoire - la Victoire de Camaret.
Alors, comme les symboles doivent être réalisés pour être saisissables au peuple, de même que les idées ne nous apparaissent pleinement accessibles que sous la forme humaine, le poète propose de réaliser le symbole de la Victoire au moyen d'une jeune fille laborieuse et sage de Camaret, élue par le comité.
L'élue incarnera la Victoire.
C'est dire que la Victoire deviendra l'esprit, la raison d'être, l'âme de la journée du 11 août, sa présence expliquant ces pavois et ces guirlandes, puisqu'elle-même sera la représentation des rares vertus des héros de 1694. Toute de glorification, cette figure n'apportera donc rien du déjà vu d'une reine, d'une rosière, voire même d'une muse. La Victoire rayonnera d'autant plus qu'elle relèvera directement du Roi-Soleil. Nul n'ignore que, remportée par les troupes de Vauban, auxquelles s'adjoignirent les habitants de Camaret, la bataille du 18 juin 1694, fermant la France aux étrangers coalisés, demeure, tant par son extraordinaire héroïsme que par ses incalculables conséquences, l'un des plus beaux faits de notre histoire nationale.
Ajouter que la Victoire, portant les armes de France, serait entourée de deux compagnes d'honneur, élues comme elle, portant l'une les couleurs d'Angleterre, l'autre les couleurs hollandaises, c'est spécifier encore davantage "l'idée de fraternisation qui dominera cette fête de "cordialité", et c'est laisser voir que toute la colonie étrangère du littoral voudra participer à cette journée d'accord fleuri.
L'Hommage à la Victoire s'effectuera, vers une heure à la Tour Dorée enjolivée, à cette occasion, d'une légère nuance rétrospective : le corps-de-garde occupé par quelques soldats de Vauban et, sur le pont-levis, un cornette porte-étendard entouré des tambours oblongs et des fifres de l'époque. Donc, à une heure, salve d'artillerie, cloche de Rocamadour, hymne, poèmes, airs de Lulli et de Rameau, passe d'armes XVIIe siècle, etc.
De l'esplanade du château, la Victoire aura donné le signal des habituelles courses à la voile dont les bateaux, pour ne pas nuire à la vitesse recherchée par les concurrents, seront simplement invités à courir sous grand pavois, avec bouquet au mât.
A quatre heures, les courses à la voile terminées commencerait la partie nouvelle : les Régates Fleuries, auxquelles pourraient assister les bateaux des premières Régates, décorés en hâte de façon que le port fût peuplé d'une innombrable escadrille (bateaux de pêche, cotres de plaisance, vedettes d'officiers, etc.) recouverte de fleurs des jardins et des champs, de palmes, d'ajoncs, de bruyère, de rameaux divers sans oublier les dentelles étranges de la flore marine.
Régates fleuries. Sortie de la Tour, la Victoire s'est embarquée à la cale du Sillon, sur une nef fleurie qui, suivie de toute une flottille de barques fleuries venues au devant d'elle, va s'embosser au milieu du port, à quatre vingts mètres du quai Gustave Toudouze, - tous ces bateaux dessinant bientôt un demi-cercle avec, pour diamètre de base, la ligne du quai, où viennent de se déployer simultanément les véhicules fleuris du Corso. Embarcations et chars formeront les limites d'un cirque d'eau, d'avance jalonné par quelques bateaux-guidon et dundees-tribunes, cirque dans lequel, durant une heure, il sera procédé à d'originaux jeux nautiques, tels que les Joutes Phocéennes avec pique et bouclier. Aux appels de fanfare, les jouteurs combattront sous les yeux de la Victoire, trônant à la proue de son navire. Puis sera courue la Nage Fleurie, assaut de nageurs luttant à qui portera le premier une fleur, là-bas, à la Victoire. On finira par un "épisode de mer" poignant et instructif, réglé par le poète Saint-Pol-Roux, qui tient à marquer son passage à la présidence des Régates.
Bataille de fleurs. - Après les jeux nautiques, débarquement de la Victoire sur le terreplein du Sillon historique, où se seront rendus les chars du Corso. Coup de canon. Signal d'une bataille de fleurs monstre entreprise dans et autour du château Vauban, sur les fortifications adjacentes et le môle, bataille répétée dans le port entre les barques. Branle-bas général. Et l'on se demande si, à ce moment joli, ne surgira pas quelque spontané maréchal Vauban pour organiser derechef la victoire fleurie, comme aussi pour suggérer la place où la reconnaissance devrait ériger sa légitime statue. La bataille sur terre aurait pour axe ambulant la ligne des chars, ayant au milieu d'eux ie Char de la Victoire, - celle-ci allant enfin faire son entrée dans sa bonne ville de Camaret. On a compris que, dans cette bataille, poétique réédition où la fleur remplace la balle, où la touffe de roses supplante le boulet rouge, où les prisonniers enchaînés par des rubans et des guirlandes, ne sont entraînés que vers la gavotte héréditaire, on a compris qu'il n'y aura point d'adversaires, qu'il n'y aura ni
vaincus ni vainqueurs, mais seulement des amis, des frères alliés dans une joie universelle, et que les hostilités s'achèveront bras-dessus bras-dessous, tous les combattants rassemblés dans le cortège suprême.
Est-il besoin de dire que, pour stimuler l'initiative privée, des interprétations allégoriques ou historiques seront laissées à l'inspiration des propriétaires de chars et des équipages ? - Brulôt de corsaires à la Jean Bart, char des Fées de la lande, costumes de la Vieille Bretagne, garde-côtes et mousquetaires 1694, chaise-à-porteurs, grands hommes, etc, Toutefois, il est fait appel aux scrupules et convenances, afin d'éviter tout ce qui ne tendrait pas à rendre un hommage direct et gracieux tant à l'âme ancienne de Camaret qu'à 1'époque merveilleuse de la Victoire.
DÉFILÉ. - Apothéose. - Une fois sur le quai, le Char de la Victoire s'immobilisera face à la mer, entre les deux arcs de triomphe. Dès lors, devant la Victoire, assistée de M. Toussaint Le Garrec, maire ; du conseil municipal, des présidents d'honneur et du comité des régates, devant la Victoire, dont la garde sera constituée par le si sympathique équipage du canot de sauvetage, aviron sur l'épaule, ayant à leur tête le patron Jules Le Joly, lauréat national, ce sera le très impressionnant défilé de l'immense cortège bariolé : sociétés, délégations, marins, cultivateurs, touristes, soldats, enfants des écoles, etc., parmi les sonneries de cuivre, les roulements de tambour, les airs de musique et les chants nationaux entremêlés : God save the King !Hymne néerlandais et Marseillaise. Chacun, en passant, lancera en offrande à la Victoire la fleur, - la dernière et la plus belle - réservée pour elle.

Le soir, banquet populaire, fête vénitienne, corso lumineux, feu d'artifice, embrasement des monuments historiques N.-D. de Rocamadour et Tour Dorée, retraite, danses, etc.
Un tel, programme, on le pressent, ne peut qu'obtenir un succès sans précédent, étant donné la communion des âmes avec un glorieux passé, et vu le rare spectacle d'adversaires d'autrefois devenus les alliés d'aujourd'hui, et se retrouvant, la main dans la main, sous les magnifiques ailes d'or d'une Victoire exemplaire soudainement jaillie des pages poudreuses du vieux temps pour nous offrir son sourire ingénu, mais aussi nous chanter sa ferme leçon d'énergie.
C'est pourquoi bonne chance à la sensationnelle journée du 11 août ! Elle ne manquera pas d'attirer une affluence considérable de visiteurs, heureux d'admirer le miracle d'une féerie de fleurs, jonchant les tragiques rochers de cette vaillante cité de pêcheurs qui, hier encore, s'appelait Camaret, mais qui, demain, sur la carte comme dans l'histoire, portera son nom véritable et qui est tout son nom, le seul vraiment sien et qu'elle a mérité, l'ayant reçu au baptême du feu : Camaret-la-Victoire !
CŒCILIAN.
- A la dernière séance du comité des Régates, à la mairie, Mlle Lisette Duédal, âgée de 19 ans. a été élue "Victoire", à l'unanimité. Cette élection a été saluée avec enthousiasme par toute la population camarétoise.
Ce sont là, bien sûr, écrits de circonstance, et dictés par l'esprit de la fête. Mais on reconnaît dans quelques-unes des lignes de ce jeune homme de 20 ans l'influence paternelle et idéoréaliste. On se plaît alors à imaginer l'écrivain, le poète, ou le journaliste, qu'aurait pu devenir Cœcilian si la guerre, transformant la fleur, de nouveau, en balle, ne l'avait emporté dans sa boue.
(A suivre.)

CŒCILIAN ou LE FILS HÉROÏQUE (Troisième partie)

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Mort au champ d'honneur
Cœcilian Roux, sergent au 141e de ligne, fils aîné du poète Saint-Pol-Roux, est tombé glorieusement à la prise de V..., jeudi 4 mars.
Frappé mortellement au cours de la journée, il fut transporté à l'hôpital, où il mourait quelques heures après.
Cœcilian Roux, sur la ligne de feu depuis le début de la guerre, avait pris part à des combats sans nombre, toujours se signalant par cette bravoure exemplaire qui l'avait fait nommer caporal puis sergent à quelques jours de distance et allait lui mériter le grade de sous-lieutenant.
La Dépêche publiera quelques lettres de ce jeune héros qui part, à l'âge de 23 ans, pleuré par tous ceux qui connurent son âme si généreuse et fraternellement salué par ses chefs et ses compagnons d'armes.
Un service, dont nous ferons connaître la date, sera célébré à l'église de Camaret, la semaine prochaine.
Dans cette douloureuse circonstance, nous prions notre ami Saint-Pol-Roux et madame Saint-Pol-Roux d'agréer nos plus affectueuses condoléances.
C'est en ces termes que le quotidien, qui avait régulièrement rendu compte des exploits sportifs de Cœcilian et publié son premier et - à ce jour - seul article connu, saluait la mort du jeune homme. Six mois après la déclaration de guerre, Cœcilian était donc mortellement blessé à Vauquois et succombait à l'hôpital au bout de quelques heures. Il avait devancé l'appel, choisissant de s'engager, le 18 juin 1913, pour trois ans - alors que la loi augmentant la durée du service de deux à trois ans ne devait entrer en application que deux mois plus tard - au 141e Régiment d'Infanterie, l'ancien régiment de son père, au sein duquel ce dernier participa à "la sotte guerre de Tunisie". Lorédan, s'était lui engagé six mois plus tôt chez les dragons (3e R. I.), le 13 janvier, et se trouvait stationné à Nantes.

Le registre matricule (n° 1966), conservé aux archives départementales du Finistère donne de Cœcilian le signalement suivant :
Cheveux : châtains
Yeux : roux
Front : haut
Nez : moyen
Visage : ovale
Taille : 1 mètre 65 centimètres
Degré d'instruction : 4 [a obtenu le brevet de l'enseignement primaire]
On peut y lire aussi la rapide progression du jeune homme au sein de son régiment. Soldat de première classe, le 15 juillet 1914, il est nommé caporal le 25 août, puis sergent le 10 octobre. Ses qualités physiques et son intelligence lui auront probablement permis de gravir les échelons assez rapidement. L'article nécrologique cité plus haut nous apprend par ailleurs qu'il n'allait pas tarder à devenir officier. Les combats ne lui en laissèrent pas le temps, et, maigre consolation, lui obtinrent, de façon posthume, la croix de guerre avec palme et une citation à l'ordre de l'armée.

Saint-Pol-Roux et Amélie furent, on s'en doute, profondément affectés par la mort de Cœcilian. Sa mère devait tomber gravement malade et après de nombreuses rechutes mourir en 1923. En ce qui concerne le poète, une lettre qu'il adressa à Victor Segalen le 17 avril 1915 dira mieux que nous pourrions le faire comment il vécut son deuil :
Mon très cher, soyez tendrement remerciés, le bon ami Quédec et toi pour les résultats acquis à Verdun touchant les moments suprêmes de mon adoré Cœcilian. De tous les renseignements parvenus par vous, par Auffret et par un autre, il résulte que le glorieux enfant arriva à l’hôpital dans le coma. Nul ne put recevoir de lui une parole. "Il mourut sans souffrance", résume le Docteur Auffret. Je veux le croire, et je le crois fermement. Donc Auffret m’a répondu, selon ta prévision, après s’être allé documenter auprès de Sheilter, l’officier gestionnaire ; par retour je l’ai prié de fleurir la tombe de mon héros, que j’irai religieusement prendre après la guerre. Ma femme, ma fille et moi reprenons quelque sérénité devant tant de lettres affectueuses, mais, en dépit de la fierté, la blessure reste ouverte… Excuse mon retard, mais, j’avais prié notre exquise Jeanne Perdriel de t’aviser de la réception ici de ta lettre. Égoïstement, je t’ai fait passer après quelques autres : les premiers seront les derniers. Entre temps, pour ne pas sortir du cadre filial ou paternel, je termine une Berceuse héroïque des Morts pour la Patrie. Sinon je n’eusse rien pu réaliser, tant je me sens dépossédé. Le travail, même imparfait, me réintègre en moi-même. Et puis on est poète et, bien ou mal, il nous faut signer nos douleurs comme nos joies. Cœcilian vient d’être officiellement cité à l’ordre de l’armée : nous conserverons donc sa "croix de guerre". Enfin, que son frère cadet nous revienne ! Il est si fier, ce gars, d’être là-bas pour venger son frère. [...] A toi, à vous, en mon Cœcilian ! Dis à Quédec que je le remercie de toute mon âme.
La poésie, tournée vers le signe ascendant, reprenait naturellement sa place pour illuminer de vie ces temps particulièrement sombres. Cœcilian continuerait à vivre dans les écrits de guerre et dans le quotidien du Magnifique, qui allait rebaptiser son Manoir du Boultous, Manoir de Cœcilian.

Mais rendons, une dernière fois, la parole au fils héroïque, en reproduisant les extraits de ses lettres de guerre que la Dépêche de Brest publia dans son numéro du 17 mars 1915.
"LA VICTOIRE QUAND MÊME !"
(Les notes suivantes, communiquées par le poète Saint-Pol-Roux, sont extraites de lettres de son fils aîné Cœcilian Roux, sergent au 141e de ligne, blessé mortellement à la prise de V... Son capitaine, M. Combalot, qui fit un rapport, pour une citation, relate que Cœcilian, dans l'exaltation de son sacrifice, s'écria face à l'ennemi : C'est pour la Patrie !... Nous aurons la Victoire quand même !... Vive la France ! L'héroïque sergent, pour le repos de l'âme de qui un service sera célébré demain jeudi à Camaret, à dix heures du matin, se trouvait sur le front depuis le début des hostilités, comme d'ailleurs son jeune frère Lorédan qui est cavalier au 3e dragons.)
- 29 janvier. - Bien chers parents... Cette lettre est à la fois l'écho de mon pauvre cœur attristé par la mort de quatre frères d'armes, le 20 courant, dans une tranchée de petit poste, et l'apologie de la lutte idéoréaliste, entreprise par mon pays depuis bientôt six mois... De même qu'autrefois Jésus gardait son divin sourire en offrant son corps en holocauste pour l'humanité, vos petits soldats d'aujourd'hui à l'âme infiniment bonne versent gaiment le sang de leur chair juvénile pour l'honneur de leurs lois et votre indépendance...
Je sais, aux Indes mystérieuses, un grand poète qui haussa sur un piédestal magnifique la Beauté au cours des superbes envolées d'un volume : L'Offrande lyrique ; or je me demande si les humbles combattants que nous sommes n'entreprenons pas d'écrire une œuvre sublime que l'on pourrait appeler : L'Offrande charnelle ? Allez, on y va bravement de nos beaux vingt, ans, sans relâche, heureux et fiers, car nous sentons que nous refaisons le vieux monde avec nos tout-petits printemps... Et puis, en ce qui nous concerne plus particulièrement, je ne cesserai de vous le répéter, nous voulons honorer chaque jour davantage notre cher Midi que d'embusqués menteurs tentèrent d'obscurcir. Si, le long de cette formidable guerre, nous devons mourir, nous les enfants du 141e, ce sera pour l'entière et pure gloire du 15e corps, ce sera pour le soleil sans tache de notre adorable Marseille !...
Je m'en voudrais de ne pas vous narrer dans quelles circonstances furent tués mes braves amis que j'ai trouvés pantelants dans la boue de la tranchée. Ma section avait, à fournir, pour préserver sa première ligne, un petit, poste d'une demi-section détaché à une cinquantaine de mètres en avant entre les tranchées française et allemande. Ce petit poste devait se garder à gauche, en avant et à droite par deux sentinelles doubles pendant la nuit ; pendant le jour il devait éviter de se trop faire voir car des batteries de 77 ennemies pouvaient le prendre d'enfilade. La nuit du 19 au 20 se passa ibien pour mes pauvres héros, le début, de la matinée promettait également d'être calme lorsque, vers onze heures, une trentaine d'obus tirés à faible portée arrosa la tranchée. Le même obus, un percutant à mélinite, en tua quatre, et blessa cinq. Les malheureux survivants se cachèrent de leur mieux sans abandonner le poste, attendant jusqu'au soir la relève
qui demanda du secours pour dégager les morts ensevelis sous la terre.
Le lendemain, j'ai pris à mon tour avec ma demi-section. 24 heures de garde dans cette tranchée tragique ; heureusement, pour nous le canon ennemi se tut, sans doute contrarié par le feu convergent de nos 75. Par contre, nous en sommes sortis absolument transis et couverts de boue. - Le 22, j'ai rendu les derniers honneurs aux bien-aimés camarades tombés le 20 en ornant leurs tombes de branches de sapin et de bordures de mousse...
La nuit dernière, j'ai encore passé six heures avec une escouade, en petit poste à 20 mètres des boches, par un froid terrible et un clair de lune féerique. Une certaine fois il nous arriva d'être seulement à sept mètres. Si vous saviez les sensations éprouvées dans de telles circonstances ! Comme le cœur bat la charge lorsqu'on entend l'ennemi causer si près et que l'on se trouve une dizaine seulement!... Il faut y être pour comprendre enfin ce qui s'appelle un poste de confiance, - et quelle joie quand la relève arrive et qu'il n'y a pas de mal !
Oui, quel bonheur lorsque las, épuisés par une huitaine de jours en première ligne nous allons cantonner au hameau le plus proche. On se retrouve alors presque chez soi, les colis contenant mille petites choses soigneusement empaquetées par des mains affectueuses nous sont distribués ainsi que les lettres, les babillardes comme Pitou les nomme, et c'est la folle noce, tous les visages si sérieux en avant-poste se dérident, enfin une universelle gaîté illumine toutes ces figures bronzées des jeunes grognards de l'an 15... Puis le soir - ô joie ineffable ! - au lieu de dormir à la brune ou de chasser le boche, chacun s'enfonce dans la
paille d'une grange après avoir savouré les friandises des bons parents qui prennent la guerre pour une chose sérieuse, alors que leurs petits en font une rigolade...
Je termine ma lettre en vous embrassant, laissant le 75, qui tape dur en ce moment, mettre le sceau à ces lignes écrites à quelques 120 mètres des boches..
- 30 janvier. -Voyant que le calme persiste je veux vous parler des "Poilus" de l'Argonne, dont je suis...
Ce ne sont plus les petits pioupious qui déambulent le dimanche en temps de paix sur les boulevards le visage jeunet, souriant, et les godillots cirés comme une armoire ; non, mais bien de véritables guerriers dignes des anciens héros de la Vieille Gaule, couverts comme eux de peaux de bête afin de se garantir du froid rigoureux et le visage caché par une barbe hirsute, visage dont on n'aperçoit que deux petits yeux luisants comme des étoiles et furtifs comme des cailles... C'est qu'ils en ont vu les yeux des Poilus, qu'ils sont méfiants et perçants, en un mot de véritables percutants à faire frémir les boches.
Qu'ils appartiennent aux fusiliers-marins, à la Légion Garibaldienne ou aux autres corps disséminés dans les forêts qui s'étendent de la Woëvre jusqu'aux abords de Verdun, en Argonne enfin, ils sont tous les mêmes. N'ont-ils pas, tous, les mêmes occupations, les mêmes désirs, les mêmes souffrances et les mêmes heures héroïques?... Allez, ils pourront, vous en raconter plus tard, les Poilus de l'Argonne, et vous pourrez les croire sur parole, car ils n'auront pas besoin d'inventer pour vous intéresser.
La vie des tranchées a beau déprimer l'homme, elle ne lui enlève cependant pas sa mobilité d'esprit qui fait la force du soldat - les heures gaies succèdent ainsi sans transition aux heures tristes - et l'ingéniosité qui fait de la guerre une chose, infiniment complexe et variée on ne peut plus. C'est ainsi que, à côté des 120 et 155 longs, suprêmes bijoux du génie destructeur moderne voisinent et luttent avec succès, dans un rôle bien différent, bien entendu, les mortiers analogues aux désuètes couleuvrines qu'employaient les artilleurs de François Ier à la bataille de Pavie, et les bombes, grenades et autres projectiles que l'on se lance, les uns aux autres des tranchées de première ligne en faisant bien souvent plus de bruit que de mal. Ces mortiers, presque tous taillés dans des cœurs de chêne encerclés de fer, ou ceux-là plus modernes, tout de bronze coulés, sont surtout, employés la nuit par le génie qui, de la première, lance ainsi de grosses bombes remplies de ferrailles qui font un bruit infernal et affolent l'ennemi. - Les grenades à mains et bombes analogues à celles employées par les nihilistes sont lancées par des Poilus qui s'approchent à la faveur de l'obscurité le plus près possible des tranchées boches, les allument à l'aide d'un tire-feu et les jettent dans les tranchées.
Un autre moyen de destruction très fréquemment, employé, c'est la sape à la mélinite qui produit des ravages effrayants. Voici brièvement, en quoi consiste ce travail assez long et pénible. Des sapeurs creusent une sape à une profondeur de deux ou trois mètres au pied de leur tranchée et la continuent par un souterrain qui va afboutir sous la tranchée ennemie ; ils y déposent, quelques centaines de kilos de mélinite et la font exploser de leur tranchée à l'aide d'un cordon Bidkford. Au moment de l'explosion, une ou deux compagnies d'infanterie massées et cachées s'élancent sur l'ennemi qui, affolé par l'explosion, fuit, en toute hâte, abandonnant ses positions. Il arrive très souvent, que l'on sape des deux côtés à la fois, c'est alors à qui arrivera le premier.
Voilà les petits jeux des Poilus de l'Argonne. A quand le déclic pour la frontière ? Avec quelle joie l'on quittera "Tranchée-Ville" pour le grand choc !...
- 31 janvier. - Encore le temps aujourd'hui de vous écrire une babillarde !... Quel sujet attaquer, si ce n'est, celui des Poilus dont hier déjà je vous contais la vie ?... Aujourd'hui donc je vais vous parler des villages nègres, des poilus cuisiniers, des poilus cantonniers et des poilus charbonniers.
Au début de la campagne nous partions le cœur léger pour une lutte à découvert, manière de combattre qui convient bien à notre caractère primesautier et téméraire. Seulement, si une telle raçon de combattre mérite l'admiration, elle coûte cher en vies humaines et ne tarde pas d'ailleurs en dépit de ses multiples péripéties à épuiser les troupes. De plus, les boches se sentaient perdus en terrain plat, sans abris, après leur retraite de la Marne, ce qui fait qu'ils se terrèrent aussitôt, nous amenant à les imiter. Cette nouvelle tactique nous était, non pas inconnue, mais presque étrangère, ce qui nous obligea pour ainsi dire à une instruction quasi totale, à une véritable adaptation de la guerre de tranchées. Comme nous nous trouvions précisément en Argonne, aucun terrain ne pouvait mieux nous être utile pour nous mettre, en quelques jours à niveau des boches et rivaliser avec eux d'ingéniosité dans la construction d'abris de toutes sortes et de tranchées nouveau modèle dont les plans n'étaient à coup sûr point prévus sur nos manuels d'instruction.
Les gens qui visiteront l'Argonne après la guerre, verront, à tout instant de curieux vestiges de la grande épopée que nous écrivons en ce moment à coups de baïonnette et riront de l'ingéniosité des Robinsons gaulois et boches.
Lorsque nous nous sentons les reins solides sur une belle position, les tranchées de première ligne étant déjà faites, nous commençons la construction de huttes et cases aux formes infiniment variées avec les arbres que nous abattons sur place puisque nous sommes dans les bois. Avec des rondins aux dimensions diverses, nous faisons des tables, des chaises ; avec les branches souples, des claies que nous mettons sur les toits recouverts par la suite de terre. La forme de ces abris est laissée au goût des constructeurs, lesquels affectionnent soit la hutte du peau-rouge, soit la case genre maori ou calédonien. Il existe aussi les maisons souterraines qui ont l'avantage d'être à l'abri des obus et des balles et qui conservent mieux la chaleur.
Toutes ces cases portent des noms à faire rougir les splendides villas de la côte d'Azur et de la côte d’Émeraude : Villa Joffrette, Villa des Pinsons, Au boche à la mode, Elysée-Palace, etc..., et quoique leurs tentures soient plus modestes on y passe des heures douces lorsque l'on est relevé des tranchées de première ligne.
Comme bien vous pensez, l'on mange de bon appétit sur le front et l'on n'a pas à sa disposition les maîtres-queux de l'arrière. Aussi sont-ce de bons bougres de l'escouade, des débrouillards - les cuistots - qui font la popote des copains qui surveillent l'ennemi dans la première tranchée et l'apportent la nuit avec des allures de nègres échappés pour un moment de leur enfer où mijote le riz sous les regards attendris d'une vestale - lisez le cuisinier de garde - car... pas de femme ! tel est l'ordre du colonel, comme dans l'opérette.
Les laies forestières sont en si mauvais état qu'il a fallu employer à leur entretien des poilus - les poilus cantonniers - qui, à coups de pioche et de pelle, enlèvent la boue pendant que les copains de la tranchée qui guignent le boche regrettent de n'avoir pu chopper cette "combine", comme ils disent.
Les poilus charbonniers, eux, sont les plus veinards. En effet, à deux ou trois kilomètres en arrière au fond d'un bois, ils coupent les branches qui serviront à la confection de leurs meules, recouvrent le tout de terre et allument, attendant que le charbon de bois soit prêt pour le porter aux tranchées...
- D'une lettre à ses cousines de Marseille. - La guerre est une triste chose, quand même, et quand je songe aux jolis yeux semblables aux vôtres qui pleureront, je ne puis contenir mon émotion ; aussi joignez bien vos petites mains blanches pour ceux qui luttent ici pour la défense du sol sacré, et demandez à Dieu d'être clément pour leurs âmes !...
- Dernières cartes, 28 février. - Heures ultraglorieuses en Argonne. Ça barde on ne peut plus et nous grignotons le boche. Bonne santé toujours et état moral de premier ordre. Gros baisers et bon courage !
- 1er mars. - Toujours dans les tranchées de V... où nous en faisons voir de cruelles aux boches. Bien portant et gaillard malgré la maudite pluie qui ne cesse de nous inonder. Ah ! les beaux jours et la poursuite vers le Nord !
- 2 mars. - Toujours dans les tranchées des abords de V..., où ça barde à perpète. Mauvais temps, mais esprit toujours aussi calme. Je vous écris de ma tranchée de poste avancé où je suis détaché pour 24 heures avec mes hommes afin d'écouter les boches et je confie ma carte au cuisinier qui viendra nous porter la cuistance une fois la nuit venue...
- 3 mars. - Quelques coups durs cette nuit, mais tout va bien pour moi : X... est pris après une lutte héroïque. Grande confiance dans la lutte finale...
Cœcilian ROUX.
Ce sont là de beaux documents qui intéresseront autant ceux que l'histoire de la Grande Guerre passionne que les amateurs de Saint-Pol-Roux. Ces lettres ne se contentent pas de donner un assez riche aperçu de la vie dans les tranchées, elles ajoutent les dernières touches à notre portrait de Cœcilian en fils héroïque, en héros chez qui le patriotique courage le dispute ici à l'humour et à la légèreté. Sans doute, ne doit-on pas être dupe de cette légèreté et de cette confiance affichées dans une correspondance destinée aussi à rassurer des parents inquiets. Car "la guerre est une triste chose, quand même". Cet aveu, dans la "lettre à ses cousines de Marseille", cousines qu'il était probablement moins urgent de préserver, n'est-il pas le contrepoids humain au dernier cri lancé par le jeune homme : "la victoire quand même !" ?

Saint-Pol-Roux, précurseur du Créationnisme

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Le Chilien Vicente Huidobro (1893-1948) est probablement le plus injustement méconnu des aventuriers de la poésie moderne. Son œuvre mériterait pourtant qu'on lui accorde une place non négligeable dans les histoires de la littérature du XXe siècle, aux côtés d'Apollinaire, de Reverdy, de Max Jacob, de Cendrars. Est-ce son cosmopolitisme - car il partageait sa vie entre son pays natal, la France et l'Espagne - qui l'empêcha d'obtenir cette place dans nos mémoires ? Ou est-ce simplement parce que ses théories poétiques, qu'il développa à partir de 1912 et qu'il baptisa "créationnisme", ne firent pas école ? Sans doute les "ismes"étaient-ils bien trop nombreux avant guerre pour qu'une théorie, en particulier, dans ce cacophonique et passionnant concert, sortît du lot et dirigeât l'ensemble. Après 1918, l'espace poétique fut pris d'assaut par les dadaïstes suivis de près par les surréalistes, isolant davantage l'avant-gardiste Huidobro, dont l’œuvre avait, à l'évidence, contribué à rendre le terrain favorable à l'apparition de cette génération nouvelle. Cet isolement aura poussé le Chilien à publier en 1925, quelques mois seulement après la parution du Manifeste du Surréalisme, ses propres Manifestes.
Il s'agit pour Huidobro d'affirmer la primauté du Créationnisme en instaurant un dialogue critique entre ses théories et les nouvelles avant-gardes : "J'ai sous les yeux les manifestes dadas de Tristan Tzara, trois manifestes surréalistes et mes articles et manifestes personnels. La première chose que je constate, c'est que nous avons tous certains points communs, une surestimation logique de la poésie et un mépris aussi logique du réalisme." Rapidement rappelés les points de rencontre, l'auteur s'évertue surtout à signaler combien les découvertes surréalistes (écriture automatique, importance de l'image, etc.) s'inscrivent dans une tradition - Huidobro note notamment qu'il inventa le jeu du cadavre exquis dans l'atelier de Juan Gris avec Picasso - et développe une critique de fond contre le mouvement défini par Breton. C'est à l'automatisme, tel qu'il définit le Surréalisme de 1924, que s'en prend le Chilien. Pour lui, en effet, il n'est ni possible ni souhaitable d'abolir le contrôle de la raison dans le travail poétique : "Alors, si votre surréalisme prétend nous faire écrire comme le médium automatiquement, à la vitesse d'un crayon sur la piste des motocyclettes sans le jeu profond de toutes nos facultés mises sous pression, nous n'accepterons jamais vos formules. [...] La poésie doit être créée par le poète, avec toute la force de ses sens plus éveillés que jamais et le poète tient son rôle actif et non passif dans le rassemblement et l'engrenage de son poème." Il s'agit d'atteindre une "superconscience", moment particulièrement intense, qui confine au délire, où la raison et l'imagination, poussées à leur plus haut période, travaillent de pair pour donner forme au poème. A un poème qui soit inouï, invu, inédit ; qui soit une réalité nouvelle. C'est ce que Huidobro nomme Créationnisme. Le poète ne décrit pas, pas plus qu'il ne chante ou qu'il ne commente le monde ; il produit du nouveau. Il crée de la vie supplémentaire : "un poème dans lequel chaque partie constitutive et tout l'ensemble présente un fait nouveau, indépendant du monde externe détaché de toute réalité autre que lui-même, car il prend sa place dans le monde comme un phénomène particulier à part et différent des autres phénomènes." L'image est, bien entendu, le ressort essentiel de cette poésie. La définition qu'en donne Huidobro précède historiquement celle qu'en donne Breton, mais s'accorde avec elle sur le fait qu'elle rapproche "deux réalités distantes" : "L'image est l'agrafe qui les attache, l'agrafe de lumière." Coïncidence. Saint-Pol-Roux avait donné, dans des termes similaires, une définition métaphorique, non pas de l'image mais des Choses, à la fin du "Liminaire" des Reposoirs de la Procession (1893) : "O Choses : agrafes de cil sur les lumières !" Coïncidence, car Huidobro précise n'avoir découvert l’œuvre théorique du Magnifique que tardivement, au moment où il organise ses réflexions et ses manifestes en volume. Le Créationniste n'hésite pas, pour autant, à reconnaître une parenté certaine entre ses postulats et l'idéoréalisme saint-pol-roussin :
"A l'époque où j'inscrivais mes méditations sur la poésie, je ne connaissais pas les théories du poètes Saint-Pol-Roux, mais un fluide secret m'attirait vers lui. C'est ainsi que j'ai parlé de lui très souvent, que j'ai cité plusieurs fois ses poèmes lus dans des anthologies, surtout je m'indignais contre Remy de Gourmont lequel avec un manque de respect unique traduisait ces images en langage vulgaire et osait établir une table de ces mêmes images avec un égal à d'une naïveté et d'une impertinence intolérable.
Il faut le proclamer hautement Saint-Pol-Roux a été un des rares artistes à vouloir donner au poète tout le prestige de ce mot magique.
J'applaudis ici de tout mon cœur les jeunes poètes qui ont fait ressortir le Magnifique, avec toute sa magnificence naturelle, d'un presque oubli horriblement injuste.
Moi-même, je me sens honteux de le déclarer, moi-même, je n'avais pas pensé, en dix ans que je suis à Paris, à acheter ses œuvres, et c'est seulement au mois de janvier de cette année que je suis allé au "Mercure de France" les demander, malheureusement elles sont épuisées et on ne pense pas à les rééditer.
(N'y aurait-il pas un moyen de les faire rééditer ?)
Cet homme admirable a dit déjà, en 1913, des choses que j'ai la plus grande joie à transcrire ici :
Géomètre dans l'absolu, l'art va maintenant fonder des pays, pays participant par l'unique souvenir de base à l'univers traditionnel, pays en quelque sorte cadastré d'un paraphe d'auteur, et ces pays originaux où l'heure sera marquée par les battements de cœur du poète, où la vapeur sera faite de son haleine, où les tempêtes et les printemps seront ses joies et ses peines à lui, où l'atmosphère résultera de son fluide, où les ondes exprimeront son émotion, où les forces seront les muscles de son énergie, et des énergies subjuguées, ces pays, dis-je, le poète dans un pathétique enfantement, les meublera de la population spontanée, de ses types personnels.
La science proprement dite n'aura rien à prétendre en ces miracles, la poésie se déclarant soudain science en soi, science des sciences, capable de se suffire, en possession de règles capricieuses, lesquelles se différencient selon chaque poète, mais ressortissent à une loi primordiale, la loi des dieux."
C'est par cette longue citation de "La réponse périe en mer" du Magnifique, que s'achève le texte liminaire des Manifestes de Huidobro, comme pour introduire le suivant qui définit "Le Créationnisme". On voit combien les conceptions des deux hommes sont proches. Saint-Pol-Roux et Huidobro auront passé leur vie à rappeler l'étymologie du poète : il est le créateur. Aussi Idéoréalisme et Créationnisme sont-elles des théories sœurs. J'ignore si les deux hommes correspondirent, si Huidobro envoya un exemplaire de ses Manifestes et s'il continua à s'intéresser aux publications en revues du Magnifique ; mais il semble évident qu'il n'aurait pas manqué alors d'applaudir, de nouveau et "de tout son cœur", la parution, en 1932, du "Liminaire de la Répoétique".

Nota : Dans le texte "Futurisme et Machinisme", Huidobro mentionne encore le nom de Saint-Pol-Roux : "Et si j'ai dit que le futurisme n'a rien apporté c'est parce que j'ai ici devant mes yeux vos poèmes et que même les plus modernes sont bien plus vieux que Rimbaud, que Mallarmé, que Lautréamont, que Saint-Pol-Roux." Un si étonnant précurseur, disait Camille Mauclair du Magnifique ! On le vit à l'origine du Naturisme, de l'Unanimisme, du Dramatisme, du Futurisme, du Surréalisme. Peut-être Saint-Pol-Roux s'était-il simplement contenté de lancer, fidèle au programme énoncé dans sa jeunesse, la poésie en avant.

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret

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Je retrouve, en rangeant mes papiers, le texte d'une conférence que l'association des amis du quartier Saint-Thomas m'avait invité à donner, le 31 juillet 2010, à l'occasion des festivités organisées par la municipalité de Camaret pour commémorer le soixante-dixième anniversaire de la mort du poète. Avant qu'il ne disparaisse dans un carton, je le confie aux Féeries Intérieures, découpé en trois ou quatre billets, dans l'espoir qu'il intéressera les lecteurs du blog.
SAINT-POL-ROUX & ANDRÉ ANTOINE : L’AMITIÉ DE DEUX "CITOYENS DE CAMARET"
Lorsque l’association des Amis du Quartier de Saint-Thomas m’a aimablement invité à conférencier en ces lieux, je ne pouvais imaginer de ne point parler de Camaret, que Saint-Pol-Roux adopta en 1905 et où il mourut dans les circonstances qu’on connaît. Et, parlant de Camaret, je ne pouvais ignorer cette autre personnalité, qui contribua à la célébrité du petit port breton et qui ne fut pas pour rien dans le choix du poète de s’établir sur la dune ; je veux dire : André Antoine.

Or, la correspondance échangée entre le Magnifique et l’homme de théâtre est quantitativement l’une des plus importantes que nous ayons pu réunir. Elle se compose de 100 lettres de Saint-Pol-Roux, conservées pour l’essentiel à la BNF, et de 4, seulement, d’Antoine. Elle s’étend sur près de quarante ans, de 1898 à 1935, et nous permet de mieux comprendre ce que furent les relations entre ces deux hommes de nature si opposée, et de mieux appréhender la vie du poète à Camaret. C’est donc à une lecture sommaire et choisie de cette correspondance que je vous convie aujourd’hui.

A PARIS : RENCONTRES AUTOUR DU THÉÂTRE ET PREMIÈRES OPPOSITIONS

Parler d’amitié à propos des relations d’André Antoine et de Saint-Pol-Roux peut a priori étonner tant leurs conceptions du théâtre les opposent. On oublie, en effet, que le théâtre, aussi certainement qu’il fut la vie d’Antoine, fut la grande ambition du poète. Certes, lorsqu’il arrive en 1882, à Paris, sous prétexte de suivre des études de Droit, qu’il abandonnera bientôt, ses vues sur le théâtre n’ont rien de révolutionnaires et le jeune poète sacrifie très volontiers aux genres à la mode, comme le monologue. Un drôle de mort, qui paraît chez Ghio en 1884, a même les honneurs d’une création par le célèbre Félix Galipaux, du Palais-Royal. C’est à cette époque, sans doute, qu’il découvre Mallarmé et la littérature décadente, pas encore symboliste, dans les petites revues, mais aussi dans les cafés et les cabarets.

En 1886, il fonde, avec Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard, Rodolphe Darzens, la Pléiade, dont sortira le Mercure de France, et où ses vers et proses sont particulièrement remarqués par la critique, qui en moque l’outrance et l’incompréhensible nouveauté. Paul Roux, dès lors, s’engage dans l’aventure poétique et dans la bataille symboliste. Il continue néanmoins de fréquenter les théâtres et on le voit notamment au Théâtre-Libre, que vient de créer André Antoine, un jeune employé de la Compagnie du Gaz, avec une audace et une volonté incroyables. Prenant à contre-pied les scènes officielles, il joue les naturalistes, Zola et ses disciples, des parnassiens. Avec une vérité à laquelle les spectateurs étaient peu accoutumés. On sait que notre poète assista à plusieurs représentations en 1888, grâce à Rodolphe Darzens, ancien de La Pléiade et collaborateur d’Antoine, qui lui fournissait des places ; il verra également, parmi les pièces importantes, les Revenants d’Ibsen en mai 1890 et les Tisserands de Gerhart Hauptmann le 27 mai 1893. Il ne fait pas de doute qu’Antoine et Saint-Pol-Roux se sont croisés à plusieurs occasions, mais les deux hommes, le "zolaïque" et le disciple de Mallarmé, se tiennent à respectueuse distance l’un de l’autre. Aux innovations du directeur du Théâtre-Libre, le poète préfère celles de Paul Fort qui vient de fonder le Théâtre d’Art, entreprise entièrement dévolue aux symbolistes. L’ambitieuse mission que Saint-Pol-Roux confie au théâtre s’accorde en effet assez mal aux goûts pragmatiques d’Antoine. Qu’on en juge par telle définition lyrique qui clôt sa réponse à l’enquête de Jules Huret en juin 1891 :
La réhabilitation du Théâtre sera la grande ambition des Magnifiques. O le Drame, expression capitale de la Poésie ! O le Théâtre défini par Hegel la représentation de l’univers !... O cette création, seconde devant Dieu, première devant les hommes !... Étincelante Minerve à la fois sortie du front et des entrailles du poète !... O le Théâtre vivant, diocèse des idées, synthèse des synthèses !... Symphonie humaine, où babilleront la saveur, le parfum, la sonorité, la flamme, la ligne !... O ces êtres qui seront les formes glacées de l’eau fuyante du Rêve !... O ces vendanges idéales au vignoble de la Vérité !... Ce dialogue du sexe et de l’âme ! Ce duel de la viande vive et de la pensée nue !
Et en pleine croisade magnifique et symboliste, le jugement de Saint-Pol-Roux sur le directeur du Théâtre-Libre se fera sévère. Ainsi, lorsqu’il tentera de faire représenter La Dame à la Faulx, achevée dans les Ardennes, il aura des mots cruels contre les deux représentants de l’avant-garde dramaturgique, Lugné-Poe et Antoine, dans une lettre adressée à Jules Huret et publiée dans le Figaro :
La vie est un devenir, Antoine a passé, Lugné passe… Accordez une larme pieuse à ces glorieux débris, ô poètes qui pour vous avez l’éternité, puis souriez !
Jugement cruel qui aurait pu être définitif. Mais il n’en sera rien. Car la Bretagne va rapprocher les deux hommes.

DE ROSCANVEL A CAMARET : LES PÊCHEURS DE SARDINES, UN PROJET POUR ANTOINE.

 Saint-Pol-Roux s’installe à Roscanvel, avec Amélie enceinte de Divine et leurs deux fils, durant l’été 1898. La légende, transmise par le poète lui-même, explique ce déménagement finistérien par la mystérieuse rencontre d’une belle musulmane à la foire de Montmartre, qui lui aurait conseillé de se rendre à Camaret. La réalité est quelque peu différente : le Magnifique n’avait pas l’intention de s’installer à demeure dans la presqu’île ; il avait d’ailleurs conservé son appartement parisien de la place Monge, dans lequel il passera une partie de l’année 1899. Il est donc faux de parler, à cette date, d’installation ; il s’agit plutôt, pour Saint-Pol-Roux, d’un séjour de travail. Il est venu s’imprégner de l’air breton pour une pièce qu’il destine justement à Antoine. La première lettre conservée de la correspondance, écrite de Roscanvel dans les premiers jours de septembre 1898, nous renseigne sur ce projet :
J’ai fort avancé mon drame qui n’est plus La Borde Noire (titre trop restreint). Je reprends mon premier titre :
LES PÊCHEURS DE SARDINE
pièce en quatre actes précédée d’un prologue et suivie d’un épilogue
Mon projet est de passer octobre et novembre à Camaret pour documentations essentielles. Sans doute mon modeste mais sincère travail conciliera-t’il vos difficiles suffrages. L’œuvre en pleine réalité contient néanmoins une large part de rêve. Et j’y politique aussi, légèrement, pour aller de pair avec Méline qui, vous le savez, a dans ses cartons un projet de loi pour les pêcheurs de la côte – qu’il visitait en juillet. S’il rentre dans vos possibilités d’annoncer ma pièce dans votre déjà chargé programme, me feriez grand plaisir. D’abord ça ne vous engagerait à rien, puisque c’est entre nous, et puis cette simple annonce me fortifierait aux yeux de mon père qui est justement en train d’arranger mes affaires pécuniaires. Ce serait un bel appoint moral pour moi.
Antoine, qui n’était donc pas de nature rancunière, inscrivit bien Saint-Pol-Roux parmi les auteurs des pièces nouvelles au programme de la saison 1898-1899 du Théâtre qui portait désormais son nom. L’écriture de la pièce prendra, malheureusement, plus de temps que prévu, et si on ne possède pas de lettres au metteur en scène entre cette première et 1903, on sait grâce à des confidences que le poète fait à d’autres correspondants que le projet le tient pendant plus de trois ans. Le 3 octobre 1898, il écrit à Gustave Kahn : "Nous vivons ici - pour un temps encore - dans une adorable bicoque, sur une côte naïve de Bretagne. Mes deux diables passent leurs heures dans le Sel Éternel, et moi je parachève pour mon ex-voisin Antoine une pièce sur les Pêcheurs de Camaret…" L’appellation "ex-voisin" s’explique par le fait qu’Antoine, qui villégiature l’été depuis près d’une décennie à Camaret est rentré à Paris. Un an plus tard, le 6 janvier 1900, le Magnifique confie à Gabriel Randon, alias Jehan Rictus : "Me voici Breton pour quelques mois, aux fins de parachever pour Antoine mes Pêcheurs de Camaret si délaissés depuis des temps et des temps." Une telle citation, comme le "pour un temps encore" de la précédente, prouve que l’intention première de Saint-Pol-Roux n’était pas de s’installer sur la presqu’île. La décision n’est peut-être pas encore prise lorsqu’il écrit à Victor Segalen, le 12 novembre 1901 : "Suis en train de terminer ma pièce pour Antoine : Les Pêcheurs de Sardines."

Le poète achèvera l’œuvre probablement au cours de l’année suivante mais, aura-t-elle déplu à Antoine ou viendra-t-elle trop tard, pas plus que La Dame à la Faulx, le chef-d’œuvre symboliste, elle ne sera représentée ; et, bien qu’annoncée à paraître en 1904 dans De la Colombe au Corbeau par le Paon, elle ne connaîtra pas davantage de réalisation livresque. Un extrait, intitulé "Les litanies de la mer", en fut toutefois publié par le Mercure de France de décembre 1903, emprunté à l’acte III et dédié "à Antoine, citoyen de Camaret". Passage que Saint-Pol-Roux reprendra vingt ans plus tard pour l’insérer dans sa synthèse verbale pour orchestre vivant, éditée il y a quelques mois par René Rougerie. De quoi était-il question dans cette pièce, très-éloignée de l’inspiration symboliste ? La Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet en conserve le premier acte, entièrement rédigé sur un cahier d’écolier, et Saint-Pol-Roux donne, avant l’extrait du Mercure de France, un long paragraphe situant ces "Litanies de la mer". Il est donc possible d’en restituer l’argument jusqu’à la fin de l’acte III. Les pêcheurs, "las des bas prix imposés par les Sardineries", se mettent en grève le jour du Pardon. Un jeune marin, If, "sorte d’apôtre à l’âme de héros, chef apparent des pêcheurs qui le chérissent pour son dévouement à leur cause et le considèrent pour son esprit orienté vers le progrès", conduit les équipages, accompagnés de leurs famille, au large pour glorifier la mer, qu’ils aimaient jusqu’ici "pour sa nécessité seulement, et non pour sa beauté".

Nous ignorons, hélas, le dénouement de ce drame, qui nous révèle un Saint-Pol-Roux préoccupé par les difficultés sociales de son temps, et dont la gestation lui permit d’aimer davantage la Bretagne et les Bretons. Car en 1903, il a choisi de s’installer définitivement et de bâtir à Camaret sa demeure irrévocable, qui n’est pas sans lien avec la pièce :
Vous savez peut-être, écrit-il à Victor Segalen le 15 octobre, que j’ai fait construire un petit château à Camaret, sur les hauteurs du Toulinguet. On le parachève en ce moment. Ça s’appellera Le Manoir du Boultous, d’après la scène principale de mes Pêcheurs de Sardines, qui se passe dans la vieille petite maison originale que j’ai encastrée dans la construction.
(A suivre)

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret (II)

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LE RETOUR DE LA DAME A LA FAULX(1)
Après avoir quitté Paris pour séjourner à Roscanvel et y écrire sa pièce pour Antoine, le voici prêt à quitter Roscanvel pour s’installer à Camaret et devenir le voisin direct du metteur en scène. Rapprochement géographique qui avait été précédé de quelques signes de relations plus amicales. Saint-Pol-Roux avait en effet demandé à Antoine d’être le témoin d’Amélie à leur mariage qui fut célébré le 5 février 1903 à la mairie du XIe arrondissement de Paris. Antoine accepta. Puis, quelques mois plus tard, le 23 avril, il deviendra, sans assister en personne au baptême, le parrain de Divine. Entre ces deux événements, le tutoiement aura fait son apparition.

Saint-Pol-Roux n’emménagera au Boultous qu’en juin 1905, le futur châtelain ayant décidé "par mesure d’abri contre les tempêtes et aussi ou plutôt d’enjolivement" de faire entoureller son manoir. De son bout du monde, il suit les affaires d’Antoine qui brigue la direction du deuxième théâtre français : 
J’ai suivi avec une ferveur extrême, lui écrit-il le 1er février, les nouvelles sensationnelles touchant l’Odéon, mais je crois deviner à travers les journaux d’aujourd’hui que l’heure n’est pas mûre encore, hélas, d’avoir notre Antoine à l’Odéon. Décidément que c’est compliqué d’arriver à un résultat logique ! Mais ne désespérons point, la justice vaincra les marchands du Temple. Voilà des siècles, il me semble, que l’Odéon est clos à la Beauté. Par ce mot j’ai tenu à t’assurer de mon inébranlable confiance en l’avenir. Courage donc !
Sans doute pense-t-il que la réussite de son imminent voisin lui permettra de réaliser sur une grande scène quelques projets dramatiques, et notamment sa Dame à la Faulx qui attend depuis presque dix ans. Le 20 mai 1906, Antoine entre à l’Odéon, et Saint-Pol-Roux envoie à son ami un télégramme de félicitations :
APPRENONS TÉLÉGRAPHIQUEMENT TA NOMINATION DIRECTEUR ODÉON QUI SERA PAR TOUS APPROUVÉE CAR MIEUX QUE PERSONNE TU SAURAS FAIRE TRIOMPHER L ÉTERNELLE BEAUTÉ FÉLICITATIONS CORDIALITÉS
Cinq jours à peine après l’annonce de la nomination, il lui soumet La Dame à la Faulx :
Je ne veux pas différer à plus tard ma promesse de te présenter officiellement mon drame La Dame à la faulx. […] Je serais grandement heureux que cette œuvre d’éternelle humanité vît enfin le jour, grâce à ta providentielle hardiesse. Avec, si possible, de Max dans le rôle de Magnus, et un tempérament à la Brandès pour incarner la Mort, nous vaincrions indiscutablement.
Sans nouvelles du directeur de l’Odéon, Saint-Pol-Roux lui annonce, le 16 septembre, sa visite à Armor Braz, une des deux villas d’Antoine à Camaret :
Mon bien cher Ami, si mes défauts sont nombreux, du moins ne me refuseras-tu pas la vertu de discrétion. Respectueux de tes premiers travaux de directeur, j’évitai de t’importuner à Camaret, me privant ainsi du plaisir de te voir. Pardonne-moi donc de venir à la dernière heure, en obéissance à ma destinée, te demander si tu adoptes enfin la fille de mon âme et de ma chair : La Dame à la faulx. Ton silence jusqu’ici n’a pas désarmé le poëte, soutenu qu’il est par son espérance en ta glorieuse amitié et aussi par la flatteuse confiance des poëtes, ses frères en la Beauté, qui presque chaque jour s’enquièrent si par la réception de La Dame leur génération pourra s’enorgueillir d’une bataille à l’Odéon. Cette réception me serait une suprême joie certes, – et je n’ose envisager le découragement qui suivrait un refus ! […] La Dame à la faulx se dresse devant toi qui fus créé pour les audaces. Que ne la saisis-tu ? Ta vaillance saura faire une révélation de ce drame de formule nouvelle et d’intérêt constant, et j’ai l’absolue conviction que le peuple, attiré par mon cri d’éternelle vérité, te dédommagera au centuple. Courage, frère, les dieux sont avec nous !
Étrangement, Antoine ne semble avoir donné aucune réponse à son ami lors de cette visite, ni dans les semaines qui suivent. Saint-Pol-Roux s’en plaint, le 8 octobre à Victor Segalen : "J’attends toujours la réponse d’Antoine touchant la Dame à la Faulx", précisant le même jour à Gabriel Randon : "Antoine m’avait d’ailleurs promis de l’adapter, mais je le crois encore hésitant devant les frais, quoique dans un théâtre comme l’Odéon les décors, ne manquent pas. Espérons." Puis le 29 octobre à Alfred Vallette : « "Toujours sans nouvelles d’Antoine. La Dame à la faulx passera-t’elle dans les spectacles d’avant-garde ? Chi lo sa !!!" Le lendemain, il adresse un nouveau télégramme au directeur de l’Odéon :
PENSES TU UN PEU A LA DAME A LA FAULX DE TON VIEUX SAINT POL ROUX
Antoine refusa la pièce. Ce refus fut-il à l’origine d’une brouille entre les deux voisins ? C’est possible. Toujours est-il que la correspondance s’interrompt jusqu’en 1909 et que le Magnifique aura gardé quelques rancœurs envers son ami, rancœurs dont témoigne une lettre du 25 juin 1908 à Charles Gillet :
Il paraît qu’Antoine est de plus en plus mauvaise posture à l’Odéon. Le mal vient de ce qu’il dédaigne les poëtes. Ce qui arrive lui fut bien prédit par moi. Mais il n’est pire sourd… Il serait, paraît-il, question de sa démission et de son remplacement par Lugné-Poë, avec qui peut-être y aurait-il moyen d’entrer en composition.
Antoine, alors en difficultés, avait menacé de démissionner et Saint-Pol-Roux avait alors écrit à Régis Gignoux, rédacteur au Figaro, pour lui exprimer son sentiment :
Au cas où, Antoine ayant maintenu sa démission, des vœux s’exprimeraient autour de sa succession, mon suffrage irait à Lugné-Poë assurément élu déjà par la reconnaissance des poètes novateurs. Successeur légitime d’un Antoine, Lugné sera le parfait directeur d’un Odéon hardiment consacré à la Beauté Nouvelle hors laquelle point de salut possible. Vive Antoine et vive Lugné-Poë ! Si la Comédie Française veut être l’avant-garde, l’Odéon doit être l’avant-garde.
Mais Antoine ne quittera le deuxième théâtre français qu’en 1914. Entre temps, les deux hommes se seront réconciliés et Saint-Pol-Roux reviendra à la charge à deux reprises, en 1912 et 1913, essuyant de nouveaux refus. Il sera encore question de La Dame à la Faulx, des années plus tard, lorsque Antoine prendra l’éphémère direction artistique du Théâtre Pigalle, fondé par Henri de Rostchild ; le metteur en scène se dira prêt à monter la pièce de son ami, mais il quittera, faute d’une entente avec les propriétaires, ses fonctions au bout de deux mois. Les espoirs de Saint-Pol-Roux de réaliser scéniquement ses pièces grâce à l’amitié d’Antoine auront donc fait long feu.

(A suivre)
(1) Pour lire la première partie, cliquez ici.
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